de l’autre côté de l’eau

Formes populaires
et émergences culturelles

Carnaval Bordeaux - mars 99

 

 

 

rapport réalisé

À l’occasion de l’étude des actions culturelles
menées par l’association Musiques de Nuit
en convention avec la préfecture de région aquitaine — S.G.A.R.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Recherche en sciences sociales
Hugues BAZIN
5, rue du Guichet - BP 67 - 92114 CLICHY Cedex
tél : 01 47 30 00 83 — fax : 01 47 30 36 21 — email : hbazin@club-internet.fr

 

Sommaire

Avant propos *

Pensées Carnavalesques *

Visibilité d’une forme populaire *

Émergence *

L’autre coté de l’eau *

Espaces non attribués *

Chemins d’artistes *

Contenu, contenant… Container *

Parcours autodidactes *

Continuum de l’Atelier-résidence *

Reprendre la rue *

Projet esthétique et sensibilisation *

Amateurs et professionnels *

Principe de résidence *

Nature de l’activité artistique et sociale *

Commande et liberté *

Cadre résidentiel et cadre événementiel *

Relais *

Public captif, public actif *

L’univers de l’atelier *

La réciprocité du don *

Le rapport au travail *

La scène de l’atelier *

Work in progress *

Expérimentation pour les participants *

Expérimentation pour les artistes *

Le bas et le haut *

Rencontres artistiques *

Poids des formes et choc des esthétiques *

Rencontres et Interdisciplinarité *

Nouveaux référentiels *

Référentiel populaire *

Référentiel artistique *

Lieu culturel *

Pour conclure *

 

Avant propos

Ce document, bien que rédigé à l’occasion du Carnaval Musiques de Nuit de Bordeaux de mars 99 n’est pas simplement un texte sur le carnaval. Nous avons profité de ce support événementiel pour rencontrer un certain nombre de personnes, principalement les artistes intervenant dans les ateliers et mettre en lumière quelques éléments relatifs aux émergences culturelles et formes populaires.

En effet, évaluer la portée d’une opération comme le carnaval n’a de sens qui si justement nous nous éloignons du caractère strictement événementiel pour nous attacher à des processus qui dépassent l’événement mais que l’événement peut mettre en lumière. Pour nous l’événement et plus largement les actions entreprises sont des supports pour rendre visibles des mécanismes de fond qui ne sont pas uniquement tributaires de telle ou telle circonstance.

Ce rapport n’est pas non plus le rapport intermédiaire d’un rapport final, dont le sens dépendrait d’une synthèse à venir. Il développe sa propre logique, il réalise un cycle complet et peut être lu comme rapport indépendant du reste de l’étude. Tout en défendant la cohérence d’une approche complète, ce document est cependant limité dans le temps et dans l’espace par le cadre même dont il tire ces matériaux, l’événement du carnaval.

Ainsi, plutôt que d’envisager un rapport final sanctionnant une fin d’étude, nous concevons le travail d’étude comme un livre ouvert composé de plusieurs chapitres, dont ce premier document, sachant que le livre entier n’est pas une simple juxtaposition de chapitres disparates. Un fil conducteur les réunit, aussi l’ensemble n’est pas égal à la somme des parties. Cela nous permet de présenter le principe de notre approche et la manière dont nous procéderons tout au long de notre travail.

La rédaction obéit au même schéma narratif que nous pourrions résumer par l’articulation de trois thèmes principaux : la description des formes populaires dans la compréhension des processus socioculturels fondamentaux qui l’animent, la rencontre entre l’art et le social en particulier à travers le principe d’atelier-résidence, l’accompagnement au développement social et culturel.

Si le plan rédactionnel reste le même, les angles de vue changent. Ainsi pour ce document, lié aux circonstances événementielles du carnaval, nous avons privilégié la dimension d’atelier-résidence dans les quartiers populaires à travers le regard d’artistes. Nous profitons ici pour les remercier vivement de la disponibilité, patiente et générosité dont ils ont fait preuve. L’intérêt est de continuer le travail en croisant les regards entre eux.

Cet emboîtement de cycle, d’intersection et d’inclusion de cercles participe à la méthodologie de recherche. Ce qui peut paraître complexe n’est que le reflet de la complexité de la vie sociale et culturelle que nous désirons capter en mouvement et non figé dans des catégories et des objets prédéfinis. Nous espérons ainsi parvenir au sens d’une totalité que nous retrouvons à travers les termes de forme populaire, émergence culturelle, espace urbain, etc.

L’esprit de recherche est moins préoccupé par la légitimation d’un savoir que par la contribution à son développement. Au-delà d’un questionnement sur les méthodes et principes des sciences, l’objectif de toute recherche est de favoriser le partage d’une connaissance.

Nous aimerions participer à l’ouverture d’un champ prospectif, la construction d’espaces susceptibles de favoriser cette pensée en mouvement. En cela, ce document se conçoit non comme un produit " prêt à consommer " mais comme outil de travail sollicitant des interactions et des analyses.

Un cadre général oriente ce mouvement, un fil conducteur torsade deux éléments l’un autour de l’autre :

L’objet de l’étude qui porte sur les activités de développement culturel et artistique menées pas Musiques de Nuit sur Bordeaux et sa région.

La problématique de recherche (voir schéma narratif) qui touche à la relation entre art et social dans la compréhension des formes populaires et leur mise en visibilité, c'est-à-dire leurs émergences.

Il ne s’agit pas simplement de préciser l’objet d’une évaluation mais la manière dont nous pouvons aujourd’hui construire un jugement ou une appréciation. Bref, il s’agit ici de comprendre comment s’élaborent de nouveaux référentiels susceptibles d’accorder un jugement sur la réalité.

Nous ne sommes pas simplement dans le cas de figure d’une recherche action où le chercheur est directement impliqué en tant qu’agent de changement dans les opérations de mise en place du projet et réciproquement où les acteurs du projet participent activement à l’élaboration et à la réalisation des procédures de recherche. Nous aimerions dépasser la relation duale entre chercheur-évaluateur et praticien-acteur pour entrer dans ce système relationnel impliquant l’ensemble des participants à une situation. Nous pourrions parler alors non de recherche de terrain mais de recherche en situation.

 

Pensées Carnavalesques

En guise d’introduction, quelques regards croisés sur le carnaval.

" Le carnaval est une fête qui, à vrai dire, n'est pas donnée au peuple mais que le peuple se donne à lui-même. On donne seulement ici le signal que chacun peut être aussi déraisonnable et fou qu'il le souhaite, et qu'en dehors des horions et des coups de couteau, tout est permis. La différence entre les grands et les petits semble abolie pendant un instant : tout le monde se rapproche, chacun prend légèrement tout ce qui lui arrive, l'impertinence et la liberté réciproques sont contrebalancées par une bonne humeur générale " (Goethe, Le Carnaval de Rome en 1788, Voyage en Italie).

Alliance des contraires, désordre et ordre, libération et soumission, communion et différentiation, règle et dérèglement, renversement du monde et inscription dans le temps de la tradition, " tout processus social se joue entre les deux extrêmes de la mobilité et de la fixité institutionnelles absolues ; le carnaval — figure centrale du renversement — est ainsi le lieu privilégié du retournement temporaire afin que chacun soit magiquement convaincu de la juste place qu’il occupe dans la société ".

Shoota Babylone

Au III ème siècle av. J.C. à Babylone à la fête des Sacées au mois d’août les serviteurs donnent des ordres au maître, les servantes marchent à la hauteur de leur maîtresse, le puissant est ramené au rang du commun, un prisonnier revêt les insignes du roi et s’exhibe sur son trône tandis que le roi perd son titre. A la fin le souverain fictif est mis à mort à la place du roi. Humilié, le roi est de nouveau consacré, la volonté des dieux est confortée, l’ordonnancement du monde est restitué.

Le propre du mythe est d’être atemporel et de resurgir de manière cyclique, chargé d’une signification renouvelée par l’actualité contemporaine. Babylone nous revient par l’entremise des raggamufin’s et rappeurs : " Quand on parle de Babylone, on le prend comme symbole / Pour illustrer le monopole qu’exercent les structures dirigeantes en métropole / A l’égard des minorités qui forment une majorité sur le globe ".

Entre rappel des origines et portée messianique, le carnaval historiquement est une liberté instituée mi-païenne mi-religieux dans le temps et dans l’espace entre Épiphanie et carême. Certains se prennent à rêver que ce renversement ordonné, cette contestation du pouvoir confirmant le pouvoir, arrête à mi-chemin sa révolution dans une dangereuse instabilité, un renversement sans retour. L’illusion de la fête veut que la vie soit un rêve et le carnaval réalité, mais si, dans cette indécision des sens, cette illusion généralisée, se prenant à rêver la vie le rêve devienne réalité ?

Mais la liesse et l’effervescence populaires apparaissent toujours suspectes aux yeux des autorités, les commémorations et autres événements en l’honneur des arts et de la culture viennent les encadrer. Le pouvoir nous rappelle toujours une bonne raison de fêter… sa générosité. Du roi à l’état, la richesse des mécènes s’expose aujourd’hui dans une profusion de manifestations déambulatoires, fête d’un nouvel ordre social derrière la consécration des " cultures urbaines " ou projet culturel et citoyen refondateur à travers l’accompagnement des émergences populaires ?

Déambulations

" Mais, une fois l'effervescence retombée, le dernier bûcher éteint, les masques abandonnés, la fête reste pour une part prisonnière de ce présent qui l'a engendrée. Elle s'éloigne d'un coup de ses acteurs, elle ne leur laisse que des souvenirs éparpillés ". Après tout, la fête est éphémère, l’oublier est une manière de la recommencer et de la renouveler. Quand le rituel est institué, la surprise programmée que reste-t-il de la conquête physique et symbolique d’un nouvel espace, de cette récupération de la rue aux voitures, aux gens pressés, à l’esthétique lisse de la ville moderne et au vide social des voies urbaines propres et ordonnées ? Circulez, il n’y a rien à voir !

Derrière le label " parade urbaine " se cachent des réalités bien différentes. " Ces événements ont en commun d’être des défilés réalisés en plein air, dans une ambiance de fête et qui revendiquent un caractère populaire ". Simple mode impulsée par l’industrie culturelle (effet Mondial garanti !), opération de communication de la puissance publique à la recherche du chaînon manquant avec la rue, scénographie exotique des banlieues par des artistes en mal de reconnaissance… ou mise en visibilité d’une aspiration citoyenne profonde, revendication d’un droit à la culture, expressions d’un nouveau rapport du particulier à l’universel dans la rencontre plurielle des formes et des esthétiques ?

La réalité semble toujours plus complexe qu’un schéma binaire et sans doute des éléments de réponse sont à trouver au sein de cette opposition.

Du Sud au Nord

Colporté d’Europe vers l’Amérique par les conquérants, en fait partout où le christianisme a converti, le carnaval nous revient.

" Venant du Sud l’aspect populaire de l’art n’est pas encore récupéré ni par les lobbies, ni le politique, ni toutes les formes existantes et trouve ici crédit auprès des personnes populations et collectivités marginalisées qui n’ont pas accès à l’artistique, à qui l’on présente l’art comme quelque chose d’inaccessible, complètement hors de leur portée. " (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

" Le carnaval de Rio qui est connu et reconnu dans le monde entier, ce n’est pas vraiment le carnaval que nous les gens, les citoyens, on aime. Bien sûr qu’on adore l’école de samba, c’est notre histoire, se sont de grandes écoles, mais ce n’était pas de ce style. La dernière fois que je suis sortie de l’école de samba j’avais 15 ans, j’avais défilé dans une école, à l’époque, je me rappelle qu’à la fin du parcours, je n’avais plus de pieds et je ne les sentais plus, tu danses, tu danses c’est vraiment une folie cette épreuve C’était vraiment la fête, l’adrénaline, et le carnaval s’est transformé un peu, le carnaval c’est comme le football, il est médiatisé, il est sponsorisé. Chaque année la date, c’est une fête païenne mais le calendrier est fait par l’église qui suit les calendriers d’anciens carnets païens. On a beaucoup de légendes, de proverbes très brésiliens qui parlent du carnaval, de la misère que l’on a subie chaque jour de l’année, mais on passe l’année à bosser, à rêver de ces trois jours où c’est vraiment le délire, on vit une année entière pour vivre vraiment les trois jours. On oublie tout, on est qui on voudrait être, on en rêve l’année entière. On a eu une dictature très très forte, on ne pouvait pas s’exprimer de tout. Le carnaval, tout le monde est égal, il n’y a pas de différence. Aujourd’hui, une école de samba a entre 3500 et 5000 personnes et c’est partagé par blocs, par groupes de gens déguisés tous pareil, qui racontent une partie de cette histoire ensemble, ils chantent tous les mêmes morceaux écrits pour ce défilé là, pour cette situation là, alors chaque groupe est habillé, déguisé, c’est un morceau de l’ensemble, tout fait partie de l’ensemble, et ils ont passé une année entière à préparer, c’est comme un opéra ". (Wal - Costumière)

" A Cuba le carnaval n’est pas du tout pareil, cela se prépare bien plus à l’avance, plusieurs mois à l’avance, chaque quartier prépare son défilé et répète un mois à l’avance avant le jour J, donc rien n’est comparable par rapport à ici, mais je n’ai pas encore vu le défilé. " (A. Castillo Penalver, Banda de Santiago de Cuba)

" Le carnaval ne se passe pas de la même manière en Afrique, puisque là-bas c’est une fête un peu religieuse qui coïncide, avec la fin de l’année musulmane, les gens le font d’une manière traditionnelle, on fait du couscous, on nous donne de l’eau bénite, à boire, à mettre autour du cou, les gens se déguisent, les filles se déguisent en garçons, les garçons en filles, on fait des masques qu’on porte, on va demander l’aumône dans les maisons à gauche et à droite et puis on se regroupe, on fait une petite popote, on mange ensemble et c’est surtout le soir que ça se passe, dans la nuit, ici, le défilé se fait le jour. " (Casset, Cie Côté Jardin)

En tant qu’africains on est habitué, les danses en apothéose en Afrique en attestent, on a fait la performance des statuts, des masques, toute cette folie pour accompagner toute une journée ou une semaine entière une danse, c’est déjà participer à l’effervescence de toute une communauté. On a cette habitude, je dirai simplement qu’à l’échelon du carnaval de Bordeaux ce serait autre chose parce que non seulement les environnements sont différents, les facteurs de réussites sont un peu plus étoffés et c’est déjà un avantage. (Nabisco, plasticien)

Carnaval du samedi ou dimanche ?

Ce qui semble important de souligner derrière la thématique du carnaval est moins de savoir si elle s’inscrit ou non dans une filiation historique, mais le rapport qu’entretient la population et les intervenants artistiques à cet événement.

Le carnaval se conjugue donc au pluriel. A bordeaux même il y a deux carnavals : le populaire (le samedi) et l’officiel (le dimanche).

" Moi j’ai fait le carnaval depuis quelques années, en solo. Je le faisais spontanément et c’est un immense bonheur de faire ça spontanément, de se mettre trois bidons sur la tronche, c’est formidable, c’est le fou du roi on fait ce que l’on veut ce jour là. J’ai participé au carnaval du samedi, au carnaval du dimanche, je fais des carnavals dans d’autres petits quartiers parce que mes enfants y participent, chaque fois j’ai fait l’effort de me déguiser, de me faire le petit truc de percussion, de déguiser mes enfants, il faut vraiment faire un effort sur soi-même pour passer pour le pitre, le clown, vraiment. Le carnaval du samedi est vraiment très spontané, vivant et le carnaval du dimanche ce sont les gens derrière les barrières, comme à Nice, c’est l’abomination le carnaval de Nice pour cela. C’est le côté Disney Land que je ne supporte pas, les gens qui sont massés derrière les barrières, on les fait payer, ils applaudissent bêtement les chars, là ce qui est bien c’est que tout le monde puisse se déguiser et faire la fête, c’est ça qui est bien dans le carnaval, que ce soit la fête pour tout le monde. Je dois faire des clés. Se sont les clés de la ville que le maire remet symboliquement lors du défilé, si on te remet les clés c’est que tu as le droit de faire ce que tu veux. " (Jacques Franceschini, plasticien)

Quelles sont les clés du carnaval ? Quels espaces ouvrent-elles sur la ville ? Quelles compréhensions des formes populaires offrent-elles ? Quelles implications des artistes permettent-elles ?

" Le carnaval, c’est la première fois que je le vis et je ne me l’imaginais pas ainsi, je pensais que tout le peuple serait impliqué dans une espèce de célébration de la ville. " (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

Alors, folie carnavalesque ou défilé raisonné ? Le carnaval garde une part de mystère et de magie qui échappera toujours à toutes velléités de contrôle. C’est peut-être la spécificité du carnaval d’offrir plusieurs niveaux de lecture où se télescopent sphère individuelle et sphère collective.

Le défilé carnavalesque du samedi coordonné par Musiques de Nuit comporte ces différentes dimensions de l’univers festif techno à la tradition des sonneurs de cloche basque en passant par la parade hip-hop, la présentation des ateliers enfants des centres d’animation et le travail des plasticiens. Autant également d’esthétiques auxquelles a contribué le travail d’artistes en résidence durant la préparation.

La sphère individuelle propre à la modernité consacre le retrait sur l’univers intime. Chacun y trouve son compte et son plaisir, s’y fait son propre cinéma. Mais il existe aussi une dimension collective, en l’occurrence celle qui renvoie à une appartenance populaire sans pour autant s’enfermer dans un repli communautaire, social ou territorial.

Anciennement mouvement pendulaire rythmé par les rites et les saisons, la géométrie du sacré et le déroulement de la nature, quel nouveau rythme bat aujourd’hui dans l’apparition cyclique d’un tel événement ?

Ce qui est sûr, c’est l’importance à la fois de préserver antagonisme et consensus, marge d’imprévus, d’incertitudes propres à l’événement et inscription temporelle que le carême ancien ritualisait.

C’est une répétition annuelle, le retour d’un besoin immuable : l’occasion de renouer les destins, de remettre à neuf des rapports sociaux, de réaffirmer les liens qui unissent un groupe, de rejouer le commencement entre redécouverte du passé et confirmation de l’avenir. Ce qui contribuerait à mieux connaître, comprendre, préciser les contours d’une forme populaire contemporaine comme rassemblement d’éléments disparates dans une totalité productrice de sens.

Visibilité d’une forme populaire

Émergence

Nous pourrions définir une forme comme un mode de structuration des individus et des rapports sociaux qui dégage sur sa surface, c'est-à-dire sur sa face éclairée une esthétique. La forme est donc une manière de lier ces deux dimensions habituellement mises en opposition : l’apparence de la surface et la profondeur des processus.

Les processus d’intégration, de socialisation, d’individuation participent à ces modes de structuration fondamentaux de la société. En corollaire l’esthétique correspond à une " vie " des formes ou mouvement de style chargé de sens (même si une mise en circulation par l’industrie culturelle peut décharger les formes de leurs sens en un simple effet de style, ce qui conduit à bien des confusions).

La force esthétique caractérise ce mouvement qui engage les individus dans l’élaboration d’une forme et la prise de conscience d’un sens à leur existence.

" Pour nous qui venons d’un milieu urbain, d’un milieu défavorisé de cités c’est notre deuxième école, c’est l’école de la rue, c’est là que l’on s’est éduqué, c’est là que l’on a appris le langage, cette culture là nous permet d'aller voir ailleurs, de s’ouvrir sur d’autres techniques, d’apprendre pourquoi, comment ça vient. Moi je ne suis pas un gars qui lit beaucoup de bouquins mais dès que ça touche ma passion je m’intéresse et c’est par ce biais là qu’on sent qu’on est capable de faire des choses et on transmet aux jeunes qui ont un esprit négatif qui ont baissé les bras qui n’ont plus envie de se battre, qui n’ont plus envie de chercher du travail qui préfèrent la facilité, nous a envie de leur dire : Prenez-vous en mains, faites quelque chose. Il y a une culture, la culture hip-hop, ils s’y retrouvent puisqu’ils écoutent ça au niveau de la musique, en ce qui concerne tous les éléments ils connaissent, alors approfondir. Pour ceux qui se sentent des talents dans un pilier de la culture hip-hop, à travers des ateliers on essaie de les emmener et on apprend la vie à travers ça, on apprend le défi, on apprend le combat, on apprend à relever la tête parce qu’il y a des moments qui sont durs, il y a des moments où il ne faut pas lâcher, c’est ça constamment qui fait qu’on se retrouve. " (Hamid - Cie Révolution)

Une manière donc de caractériser une forme populaire est de comprendre la culture comme une totalité sans séparation entre dimension artistique et sociale, processus et esthétique. C’est ainsi que s’est développée la forme le hip-hop, par pôle esthétique structurant un mouvement.

Il n’y a de culture que populaire et puis elle est toujours rattrapée finalement et puis après on ne sait plus où elle est la culture populaire elle est enrichie peut être, je ne sais pas trop, comme le sacré devient toujours du profane et inversement. " (Jacques Franceschini, plasticien)

Difficile effectivement de dire où commence et où se termine une forme populaire. Habituellement le cadre des processus (cadre primaire) se développe hors de l’univers perceptible, l’esthétique est une manière de les mettre en lumière et l’intervention artistique ouvre un espace de rencontres privilégié où certains processus peuvent devenir visibles (cadre secondaire).

L’émergence constitue alors l’espace-temps précis de cette mise en visibilité. Le passage privilégié où il est possible de capter ce battement de la vie, cette pulsation de la forme. Une forme peut donc émerger de différentes manières et connaître le long de son développement plusieurs types d’émergences, de vies et de morts.

" Émergences, le mot le dit très précisément, est le moment où apparaît en surface ce qui s'est longuement préparé, immergé, au cours d'un processus, d'un parcours. C'est une manifestation du processus en même temps que son résultat ".

L’autre coté de l’eau

L’intervention des artistes dans les ateliers pour la préparation du carnaval provoque déjà une première mise en visibilité du " peuple de l’autre rive ". L’autre coté de l’eau sont les termes qu’emploieraient des habitants du centre ville pour évoquer la partie de l’agglomération bordelaise située du côté de la rive droite de la Garonne.

" Est-ce que ça va bien se passer le contact, j’ai fait la formation d’encadreur avec les gamins mais ce n’était pas évident que ça marche avec les gamins qui sont ici dans ces quartiers réputés très chauds, un peu violents. J’ai été surpris que ça soit bien passé. Il suffit tout juste de les comprendre, peut-être qu’il ne faut pas leur demander de se concentrer pendant deux heures, il y a en a certains qui sont un peu turbulents mais le fait de les laisser faire, il y a des gamins qui sont intéressés, qui sont prêts à aller jusqu’au bout, qui sont concentrés, hyper motivés, qui réagissent bien. " (Casset, Cie Côté Jardin)

" Et ce qui était bien et ce qui m’a fait un petit peu peur parce que je connais un peu les banlieues en France où l’on se fait des idées sur les jeunes, sur les quartiers et quand tu arrives sur place tu découvres autre chose. Il y a des clowns qui arrivent, tu les vois là, à rigoler, ils ne sortent pas de la salle, ça les intéresse, ils écoutent. Quand on voit ce peuple là qui est décrit par la radio, la télé et tout, et qui dit : oh c’était bien, frère ! C’est vrai qu’il y a une fausse idée là-dessus à revoir, qu’il y a plus de choses à amener chez ces gens là parce qu’ils ont une capacité à recevoir qu’on ne peut pas soupçonner, que beaucoup de gens ne soupçonnent pas, même nous en y allant, on part avec des préjugés inculqués par le bien-pensant : on va arriver, on va être hué ou bien à la fin ils vont te dire : allez, cassez-vous, alors que jamais ces gens là ont eu ce type de réaction, jamais, on a toujours vu des gens qui ont voulu après même partager. " (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

Si nous jouions sur la métaphore nous dirions que l’eau ne serait pas ce qui sépare mais également réuni, après tout l’eau est symbole de la vie et il n’y a pas d’autres meilleures façons de parler de la fluidité de la vie dans le mouvement des formes que d’évoquer la force impétueuse d’un fleuve où l’artiste navigateur de rives en dérives s’exerce à passer les frontières. Mais nous pourrions pousser encore un peu plus loin l’allégorie et dire que l’eau comme un miroir renvoie notre propre visage, que la confrontation à l’altérité n’est que la découverte de l’autre en nous même, bref que les formes populaires n’appartiennent pas aux banlieues mais possèdent le caractère universel de renvoyer à des questions de société.

" On est jeune, on nous prend souvent pour des zoulous comme on dit, des voyous qui ont un projet hip-hop, des singes qui tournent sur la tête. On insiste là-dessus, quand on fait du rap les jeunes savent qu’ils font du rap, quand ils font de la danse hip-hop ils savent qu’ils font du break, du boogaloo, ou du up-rock quand ils touchent aux platines ils savent qu’ils sont en train de mixer, scratcher et qu’ils essaient de comprendre le langage au niveau du graff, du trait, de la peinture. Il y a un langage qui est là et qui s’est installé dans toutes les langues parce que c’est pour tous les pays, c’est universel mais les gens qui voient ça par les médias, par la télé, ils sont un petit peu perdus, ils mélangent un peu tout, il y a cette technique là ce n’est pas du rap ; le rap c’est ça, c’est le chant, voilà toutes les techniques d’écriture, de travail. La danse ce n’est pas simplement tourner sur la tête, à travers la danse on fait prendre conscience à des jeunes et puis on les unit, à travers ça ils retrouvent des valeurs, il y a une notion de respect où tout le monde essaie de se respecter soi-même et de respecter les autres, être positifs dans la vie parce qu’ils savent que c’est un combat qu’il va falloir avancer. Nous sommes dans des endroits là où ça pète, il y a la misère, il y a le chômage, il y a l’exclusion il y a plein de choses, c’est très dur pour des animateurs d’être confrontés à des jeunes qui ont la rage qui sont violents qui ont la haine, qui ont envie de montrer qu’ils existent et qui ne peuvent pas parce ce qu’ils se disent qu’ils ne sont capables de ne rien faire, la plupart des jeunes sentent qu’il n’y a plus rien à faire, ils ont envie de tout casser, et ce n’est pas la bonne solution. Souvent quand je vois au niveau des médias les reportages c’est la haine, la rage, la violence et ils prennent tout le temps ces mêmes clichés, il faut que ça change, il faut qu’ils puissent rassurer les gens parce que c’est ça qui fait peur aux gens, qui se disent qu’il y a de la délinquance qu’il y a de l’insécurité, qu’ils ne se sentent pas à l’aise et demandent plus de renforts, plus de police, ça ne va rien changer ce n’est pas ça, c’est donner une meilleure image et faire prendre conscience aux jeunes qu’ils peuvent jouer un rôle important dans la société et qu’ils sont citoyens, il faut arrêter de leur dire qu’ils sont étrangers, ils sont nés ici, la seule chose c’est qu’ils n’ont pas la même couleur, ils ont tous différents parcours. " (Hamid - Cie Révolution)

Espaces non attribués

D’une définition exogène d’un cadre d’activité où la banlieue n’est présentée qu’en termes de problèmes, il s’agit de définir autrement la nature de l’activité qui se trame à l’intérieur d’une forme, qu’il s’agisse du rapport à la ville, au travail, à la culture.

Le croisement des regards d’artistes peut nous y aider car nous nous heurtons à une question de connaissance. Par exemple, la " rue " n’a d’existence que dans sa définition urbanistique de voie urbaine, ou sinon à de rares occasions particulièrement événementielles et médiatisées de manifestations émeutières... mais jamais comme cadre primaire où s’élabore une forme populaire.

Le rapport à l’espace et au lieu est différent suivant les pays. En France la rencontre avec la population des quartiers populaires ne semble possible sans le tramage de structures de proximité, de divers relais ou médiations. La rue est pourtant habitée.

Ce que nous appelons " cadre primaire " est le lieu de cet échange premier où se développent des rencontres, initiation et transmission, échange et réciprocité, mobilité et réseaux. Ces lieux ne se restreignent pas à la voie urbaine ni même à un territoire précis comme celui du quartier. Les lieux sont là où se passe quelque chose et où se développent des processus. " L'espace public est un espace physique ouvert qui a des dimensions que l'on ne trouve nulle part ailleurs. L'espace public est un espace de vie qui a sa mémoire, fossile ou en devenir, et des fonctions diverses. C'est l'espace de gens qui, comme vous et moi, l'occupent et le font vivre, l'animent, au sens vital du terme. L'espace public de la ville est l'espace collectif naturel de la population ".

L’espace public s’entend habituellement, certes comme un espace ouvert (par opposition à espace privé) mais un espace déjà chargé de signes, aux fonctions d’usages institués. Le maillage des lieux dont nous parlons tisse un autre espace public, espace de vie accessible à tous dans le sens où il n’existe pas de pré définition des lieux en dehors de la situation qu’ils génèrent et de l’activité qu’ils créent. La " rue " se comprend dans cette acception. Ce n’est pas un lieu " fait pour ça " une fonction sociale ou artistique précise avec une forme et une esthétique déterminée.

Les fêtes déambulatoires et leur préparation nous rappellent peut-être que la rue est la première scène d’un spectacle où il n’y a pas de différenciation entre population et " public " et de distanciation entre population et scène artistique.

" En Afrique, la rue est habitée et le contact peut exister. Il y a moins de conformisme, tu passes dans une rue, que tu connaisses les gens ou pas ils te disent bonjour, tu discutes, tu peux aborder n’importe qui, n’importe quand pour discuter avec lui de n’importe quoi. Ici ce n’est pas le cas et le seul contact avec les gens des cités surtout c’est sur la scène. Le théâtre va beaucoup plus loin aussi en Afrique, on se permet de descendre dans le public, d’aller voir les gens, ça les fait rire et c’est chaleureux ce que l’on ne retrouve pas dans la vie, des fois ça permet un contact beaucoup plus franc. Ici les gens n’ont pas coutume de parler à n’importe qui. " (Casset, Cie Côté Jardin)

La rue, c’est une perpétuelle scène de théâtre, en Afrique, il y a tellement d’activités qui se passent dans la rue que parfois même on peut avoir une vision un peu théâtralisée de la vie de la rue tellement il y a des spectacles qui sont informels qui s’y passent tout le temps, donc la circulation, les marchands, les piétons, tout est prétexte à échanges et à communication. La rue est perpétuellement assiégée par différentes formes d’expression, tout est prétexte à pouvoir voir ou entrevoir des scènes de musique, de théâtre ou la vie tout simplement qui est en fait une énorme comédie. Ce qui diffère ici c’est qu’un spectacle de rue, il demande un minimum de structuration, il y a déjà une connivence entre l’acteur et son public, il vient, il s’installe, il invite le public à venir consommer son spectacle comme si c’était dans un lieu fait pour ça, donc c’est là que peut être réside la différence. " (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

Surdéterminé ou non attribué, l’espace est rarement perçu comme lieu de connaissance et du chemin reste à parcourir pour arriver à une préhension et une compréhension des formes populaires. Cela représente peut-être un défi à relever par tous et pour tous dans les années à venir.

Ici n’est pas mise en cause sur un plan individuel la qualité et la compétence de ceux qui sont amenés à prendre en compte une réalité sociale et culturelle dans le cadre de leur travail. Cela souligne principalement la nécessité d’établir de nouveaux référentiels, c'est-à-dire de nouveaux réseaux relationnels pour juger de la réalité d’aujourd’hui.

Le caractère événementiel du défilé de rue et le travail préparatoire d’artistes en résidence, représentent deux modalités et occasions d’une mise en visibilité d’une émergence. Tout en relevant ce paradoxe propre à l’implication médiatique d’une manifestation événementielle qui se focalise durant quelques jours sur le cadre d’une activité sans accéder au lieu d’une rencontre. La qualité des émergences mériterait pourtant autant de sollicitude le reste de l’année.

Bien souvent la forme populaire est abordée et réduite à des tendances esthétiques et des mouvements d’effervescence. Dans son émergence, nous nous apercevons que l’esthétique n’est que la partie visible de l’iceberg. Et c’est l’articulation entre ce qui se voit et ce qui ne se voit pas qui donne du sens au mouvement de la forme. L’émergence se place à l’articulation de plusieurs chemins et espaces. Elle met en lumière des formes populaires, précise des esthétiques et entre les deux, populations et mouvements de styles, se dessinent des trajectoires d’artistes posant à la fois une exigence artistique et un engagement social.

Chemins d’artistes

Contenu, contenant… Container

L’ouverture officielle des préparatifs du carnaval à lieu au " Container ", immense hangar dans le quartier de la Bastide non loin de la rive droite de la Garonne. Anciennement entrepôt de containers, le lieu est aménagé pour recevoir le travail des plasticiens, des habilleuses et le centre opérationnel de la manifestation.

Les locaux où travaillent les costumiers sont dans des bureaux surélevés à l’intérieur du hangar. D’une baie vitrée nous dominons tout l’espace du Container. Pépito et Wal s’affairent, travail minutieux, Pépito colle point par point des bandes en matière plastique argentées qui iront se poser sur une armature métallique en forme d’ailes de papillons. Se seront les habits du roi et de la reine du carnaval.

L’atelier de Wal dans un petit bureau, est une caverne de l’imaginaire. De costumes à moitié défaits, de coiffures en miettes, de matériaux les plus divers (tissus, paillettes, plumes d’autruche) naîtront bientôt des habits de lumière confectionnés avec des outils les plus rudimentaires, un peu de colle et une paire de ciseaux. Ils viendront rejoindre ensuite dans une pièce à coté les autres habits du carnaval venus directement du Brésil.

En journée, le Container ressemble à une ruche, agitation laborieuse rythmée par le travail des artistes.

Jacques Franceschini et ses sculptures composées de matériaux de récupération, roues de vélo, couvercles de boîtes, bidons en tous genres. Au centre trône l’armature de ce que sera monsieur carnaval. Originalité, cette année, il ne sera pas brûlé en fin de parcours mais servira de base de lancement à un feu d’artifice au-dessus de la Garonne, mise en scène par Jacques Pasquier dans un hélicoptère. Bien qu’immobiles et stables les pièces donnent l’impression d’un déséquilibre perpétuel, d’un mouvement jamais achevé à l’image de la circulation des personnes dans le Container à la fois ordonnée et fluide. Des enfants s’exercent à peindre des boites de fers.

Cette fluidité du mouvement, nous la retrouvons dans le travail du graffiti-artist Blade et ses fresques peintes à la bombe aérosol, lettrages et personnages décorent l’enceinte. Il y a le tableau qui décorera le char hip-hop avec les deux slogans de la scénographie des danseurs : " pur hip " et " pro hop ". Il y a ces petits personnages eux aussi dans la tradition hip-hop, peints dans le sens de la hauteur sur des supports rectangulaires. Certains de ces personnages exécutent des figurent de break, d’autres jouent de la musique jazz afro cubaine, d’autres encore en habits de clowns. Se sont toutes les expressions artistiques développées dans les ateliers du carnaval qui sont représentées. Une manière aussi de dire que les intervenants venant des quatre coins du monde participent à la construction d’un même univers. Ces calicots seront accrochés aux lampadaires de la ville, deviendront la signalétique balisant le parcours du carnaval. Dans un coin Blade aide un enfant à découper des formes dans du carton pour réaliser des pochoirs à la bombe.

Les bandes de tissus colorées de Nabisco, elles, iront décorer le hangar 5 où se déroulera la soirée de clôture du carnaval. En attendant, elles s’étalent sur le sol et renvoient la lumière dans un jeu d’opposition de couleurs, peintes et travaillées suivant le principe du collage.

Ainsi tout le volume du hangar est habillé sur ses trois dimensions. On ne sait où donner du regard. Le travail des plasticiens ne fait pas que décorer cet immense lieu, il crée de l’espace habité, une présence de l’activité humaine de ce que les yeux voient mais aussi imaginent.

Pour l’ouverture officielle du carnaval, une scène est montée dans le Container, l’occasion pour les autres artistes qui interviennent dans les ateliers d’exposer leur travail.

Les comédiens de la troupe Côté Jardin ouvrent la danse. Les quatre clowns sénégalais posent leur jeu de rôle autour du thème de la propreté, une métaphore du monde. Dialogues percutants dans tous les sens du terme entre le roi et son entourage qu’il veut engager en tant que soldat contre la saleté. Une troupe bien difficile à discipliner, les cabrioles s’enchaînent. Chacun utilisant la morphologie de son corps dans des torsions surprenantes. S’ensuit un chant bien peu militaire.

Le roi s’adresse au public et présente la mission de la troupe bigarrée : " voici les soldats de propreté, nous allons nettoyer Bordeaux et ses environs, voici notre mission ". L’occasion de présenter le programme de l’association : " Coté jardin, coté enfants, c’est pour le rire et le sourire, pour la joie et le bonheur " Soldats Fixe ! La petite troupe s’égaille, quitte la scène, emportant dans une caisse les outils qui serviront à accomplir leur œuvre.

La compagnie Révolution présente l’étendue de son répertoire. Influence groove et jazz, création scènographique, tradition hip-hop, la prestation en trois parties présente l’étendue du registre de la compagnie.

Autour d’un jeu avec des chaises, un classique du répertoire jazz, s’enchaînent dans un rythme soutenu les figures de danse debout, blocage, pop, et se conclu par un surprenant numéro de claquettes.

Vient ensuite sur une composition musicale alternant rythme lent et rapide le duo entre Hamid et Anthony, les ondulations, une combinaison de passe-passe et envolées., up-rock, tracks. Duo d’harmonie et d’opposition, tension entre figures synchronisées et danse de combat.

Visiblement Révolution a déjà un public acquis. Principalement féminin, il est massé au devant de la scène et manifeste sa présence enthousiaste en interpellant les danseurs pas leur nom.

Dans la troisième séquence les membres de la compagnie se rejoignent pour retrouver l’esprit hip-hop des origines. Alliant l’énergie dans des figures collectives ou individuelles comme le ninety-nine. Viennent les performances individuelles au sol composées des différentes figures du break, du six-step, à la couronne en passant par le thomas et la coupole. Le spectacle se conclut comme il se doit, par une figure d’ensemble (freeze).

La banda municipale de Santiago-de-Cuba clôture le spectacle de cette soirée d’ouverture. Malgré l’heure avancée et le froid qui s’est emparé du hangar une partie du public est restée fidèle. Cuivres et percussions composent la banda et au son des instruments l’atmosphère se réchauffe un peu. L’occasion de présenter un répertoire des rythmes cubains aux influences multiples, un mélange particulier de musique savante et populaire qui fait l’originalité de l’orchestre.

Parcours autodidactes

En proposant à des artistes d’investir des ateliers de préparation l’événement du carnaval met en lumière des parcours à la croisée d’une forme populaire et de mouvances stylistiques. Les récits de ces cheminements, au-delà de la diversité de leur origine et de leur orientation ont pour point commun de se rassembler au creux d’une émergence. Voici présentées quelques-unes unes de ces démarches.

Wal, costumière

Caroca c’est ma ville natale, Caroca c’est le mot que les premiers indiens qui habitaient là-bas ont nommé les blancs, ca c’est blanc, roca c’est la maison donc caroca c’est les gens qui habitent dans les maisons des blancs, c’était le premier nom donné aux européens qui sont arrivés à Rio de Janeiro et ça s’est passé vers 15O3, celui qui est né à Rio de Janeiro est Caroca, je suis Caroca et fière de ça,

Je suis une des fondatrices d’un bloc de carnavals, c’est un bloc de quartier qui a fêté là ses 15 ans, c’est un bloc où j’amenais mes enfants, quand ils étaient petits, c’était hyper familial. Je suis petite fille d’un monsieur qui était fondateur d’un des blocs les plus connus et reconnus, traditionnel du carnaval de Rio et j’ai pris l’amour du carnaval très petite parce qu’il m’amenait partout, il se déguisait, il me déguisait et en plus c’était quelqu’un vraiment de la famille.

Les écoles de samba se sont des communautés, c’est comme ici comme si on avait dans dix ans l’école de samba de Grand parc, l’école de samba de Lormont, c’est un quartier et tout le monde travaille ensemble, tout le monde travaille pour cette fête là, tout le monde travaille pour être ensemble pour le défilé qui dure une heure et c’est du vrai boulot pendant au moins huit mois, pour construire, et raconter une histoire, chaque école choisit son thème, normalement se sont des choses qui parlent de l’histoire brésilienne, des conquêtes, des héros, des situations, des villes.

Chaque ville a son carnaval, à la même date pour le Brésil entier, mais c’est différent, le carnaval de Rio il a ses caractéristiques, le carnaval de Récif une autre manière, Salvador aussi, chaque endroit a son rythme, son type de musique, la samba est liée vraiment à Rio, mais au Nord-Est, à Récif, ça change beaucoup.

Je suis venue depuis 96 exprès pour le carnaval, c’était le premier carnaval quartier musique, on avait déjà démarré un travail des ateliers résidences ici à Bordeaux, et autour de Bordeaux, Lormont, Florac, etc. en 93 avec le groupe brésilien Moleque et c’est vrai qu’ils ont fait de vrais liens avec les jeunes ici. Et c’est pour ça que je suis venue faire ici, c’est donner aux gens l’envie, le plaisir de construire une fête ensemble, c’est ça les ateliers du carnaval, c’est la construction, on réfléchit sur un thème, les couleurs et toutes les mères viennent aider. Je vois les petits trucs, les paillettes, donner à quelqu’un l’envie de réaliser son rêve et se transformer en quoique ce soit, ça c’est vraiment quelque chose qui reste aussi. C’est comme ça que sont nées les écoles de Samba, tout le monde participe et on montre comme on aime bien et on fait la fête tous ensemble, on a nos blocs, nos cortèges les uns contre les autres tout le monde fait la fête.

Jacques Franceschini, plasticien

Je suis né dans le milieu de prolos italiens. Je n’ai pas fait les beaux-arts, j’ai eu un bac administratif j’étais totalement inadapté, j’étais comme tous les garçons par rapport à leur père en révolte, lui il avait une entreprise artisanale, donc je me suis retrouvé carreleur, ça ne marchait pas non plus. Dans un milieu de prolos immigrés, qu’est ce qu’ils font, il y a trente ans ils travaillaient, ils ne faisaient que ça, il n’y avait pas d’autres solutions, et moi j’ai toujours inconsciemment dit que je voulais être artiste sans vraiment le discerner mais à travers la quête d’être artiste. Il y a aussi une quête de liberté, il n’y a pas que le côté plastique des choses, il y a aussi faire les choses seul, dans un atelier, ce qui me semble être le summum de la liberté, d’être seul dans un atelier.

Il y avait une fierté des prolos à l’usine, ils savaient qu’ils le faisaient bien leur travail, le mec qui était fraiseur et moi j’en ai connu, j’ai beaucoup travaillé dans le bâtiment, il y avait une fierté du carreleur, du maçon de faire un mur droit et puis ils avaient des beaux mouvements pour faire ça. Après une approche artisanale des choses, j’avais une approche un peu savante après je me suis mis à faire de la céramique tout seul, et depuis une vingtaine d’années les formes dans l’espace, je vois bien que c’est ça qui me plaît.

J’ai du mal à me situer socialement, parce que je suis enseignant à la Faculté alors que je n’ai pas les diplômes pour l’être, je suis issu d’un milieu prolo alors que normalement les prolos ne forment pas des artistes plasticiens, donc je suis toujours un petit peu décalé, un petit peu déphasé. Par exemple, comme tous les prolos je me sens très mal à l’aise au CAPC (Musée d’Art Contemporain) sans trop savoir pourquoi puisque après tout, tout le monde peut y aller, ce n’est pas plus cher qu’ailleurs, qu’une place de cinéma.

Esthétiquement j’arrive à bien me situer parce ça fait vingt ans, je préfère employer le mot pratiquer, comme on pratique dans les arts martiaux, c’est-à-dire que l’on répète les choses, on se tait et on pratique. Donc je considère que mon travail est cohérent, j’essaie d’être quand même très modeste avec lui, je suis dans la lignée d’un sculpteur qui a fait une des sculptures sur la place de Beaubourg, un monsieur qui travaillait sur la cinétique, sur le mouvement, qui travaillait aussi sur l’accumulation des objets, sur le côté ludique, mon travail se situe un petit peu là plastiquement.

Je ne fais pas non plus de l’art brut, je vois bien que mes sculptures ont une construction quand même savante, théorique et même si elles font des emprunts populaires. C’est pour ça que je suis entre deux chaises mais peut-être que c’est ça l’art, c’est peut être marier des concepts ou des matériaux qui sont a priori à l’opposé, j’essaie d’avoir une réflexion. Ce qui correspond à de la sculpture, ce n’est pas que je sois fait pour ça, c’est ça qui me plaît et je le vois spontanément, je peux passer à n’importe quel endroit, voir deux bouts de bois rangés volontairement ou involontairement d’une telle façon, et je peux dire tout de suite, ça se serait propice pour faire le départ d’une sculpture ou c’est nul et ça ne mènera à rien.

Je m’occupe d’une association qui s’appelle Périscope qui est nouvelle, on a pris un local, on s’occupe de jeunes enfants, on a décidé de faire venir des artistes, j’ai eu un petit peu d’argent de l’université pour organiser des expos, des colloques, des conférences et je vois que c’est beaucoup de travail. On a décidé de faire venir peut être un Anglais qui travaille sur la nature, ce qu’on appelle du land-art mais il le fait tellement poétiquement, c’est très très beau d’animer ce petit lieu.

Hamid, Cie Révolution

Ca a commencé très fort par la danse dans les années 84 sur les terrasses, dans les rues de Bordeaux. Il y avait les anciens qui mélangeaient break, danse debout, smurf. Par la suite c’est parti au niveau du chant, il y en a d’autres qui sont partis au niveau du graff, très peu aux platines, beaucoup de personnes se sont mises à chanter. Dans les années 90 il y en avait qui étaient déjà prêts, il avait Tribal Jam qui faisait de la new jack et ça a vraiment contribué à ce qu’il y ait un mouvement en ce qui concerne le chant, il y avait beaucoup de plateaux, Musiques de Nuit a contribué beaucoup à faire tourner les groupes sur scène, on est souvent passé sur la même scène, à Barbey il y avait IAM qui sont venus faire des ateliers, NTM, c’était très chant et puis maintenant tout le monde revient aux sources, commence à travailler au niveau du graff, il y a des gars qui touchent aux platines, il y a des gars qui dansent, bien qu’il y ait toujours une petite guerre entre les rappeurs, entre les gens d’ici qui prennent le micro.

Ce qu’on a pris conscience en allant voir dans d’autres pays c’est que les gens se spécialisent dans une technique, ils mettent toutes leurs forces rien que dans la danse debout ou rien que dans la danse au sol, mais nous notre force de Révolution, on a touché à toutes les danses et à travers tout ce mixage même si on n'a pas fait mûrir à fond une technique, toutes les autres nous amenait à pouvoir attaquer le sol et fort en débout, à être fort en chorégraphie, à être fort en solo, c’est indispensable pour pouvoir arriver à un niveau supérieur sans se cantonner dans un style et c’est ce qu’on essaie de leur apprendre à travers cette parade qui touche à tout, le boogaloo, le break, s’il y en a qui ont envie de faire une formation classique, jazz ou contemporaine, on les pousse, qu’ils aillent puiser ailleurs tout en sachant que ce qu’ils ont commencé à la base c’est le mouvement hip-hop.

Il y a la old school, il y a la new school, la middle school… Il y aura encore d’autres générations qui vont arriver et amener leur piment à tout cela. Dans la danse hip-hop on retrouve toutes les influences, capoeira, arts martiaux, claquettes, etc. La danse de rue ça a trente ans, le monde classique ça a trois cents ans, la capoeira ça a trois cents ans, la danse contemporaine a peut être cinquante ans. Il y a un langage qui est très intéressant, où l’on peut puiser. On va vers les autres et on veut aussi que les autres viennent vers nous. On laisse la possibilité à des danseurs contemporains de puiser chez nous pour qu’ils puissent faire évoluer leur travail. La danse est en train de stagner, il faut qu’on la relève par le biais de la culture hip-hop qui va nourrir la danse contemporaine, la danse classique, ou africaine ou d’autres techniques.

L’important c’est que tout le monde sache d’où il vient et où il va. Nous quand on a fait notre formation classique on ne se disait pas on va devenir des danseurs classiques, on se disait, on va prendre les meilleures choses, les meilleurs moments, les mouvements les exploiter différemment et les emmener dans une gestuelle hip-hop et c’est ce qu’on essaie de leur transmettre que c’est pour arriver maintenant dans le style français. Il y a en ce moment saturation, les gens ne vont plus voir les spectacles parce que se sont toujours les mêmes choses, c’est lourd ça ne parle pas ou les gens se sont trop pris la tête ils ne comprennent plus rien, ça avait perdu de sa force et de sa puissance et nous on est arrivé avec une énergie, on est en train constamment de tout retourner.

Le rap, pour moi et pour d’autres ça nous fait cogiter, au niveau de la danse on s’en sert, on essaie de construire notre pièce comme un album avec une intro, un départ, toute une mise en scène pour pouvoir arriver après à une dramaturgie ou quelque chose de fort, pour arriver à une outro et une finition pour faire passer un message.

Jacques Pasquier, association Les Gamins de la Rue

Je ne savais pas comment je pouvais exercer mon métier en accord avec les idées que j’ai, avec ma vision du monde, en faisant un travail qui soit dans la société, d’éducation populaire.

Les Gamins de la rue, c’est un regroupement d’opérateurs qui ont une même politique qui ont voulu que leur action locale, d’une part serve, essaime, mais aussi qu’elle se nourrisse et qu’elle nourrisse d’autres actions et des échanges internationaux et qu’en même temps ce soit maîtrisé dans son contenu politique, esthétique ; comme partout tu vois fleurir des ateliers résidences, des repas de quartier, des arbres à palabres, de maintenir une certaine cohérence de l’action menée.

Ca sert aussi à une certaine philosophie de l’action et surtout pas de dériver dans une tendance actuelle, de dire on a mis au point un dispositif, on va le vendre, il faut vraiment garder le terme essaimer, amener effectivement trouver d’autres opérateurs avec qui on va pouvoir travailler, avec qui on va pouvoir ouvrir d’autres espaces, pas vouloir multiplier pour faire uniquement des économies d’échelles mais pour structurer ensemble des politiques. On ne met pas l’économie au centre, ce qu’on met au centre c’est le projet, c’est se regrouper et dire on va mener une action sur Cuba ou avec le Brésil ou avec l’Afrique du Sud ou avec le Sénégal, cette action en la menant à plusieurs on va regrouper les moyens de production, monter des actions plus fortes, on va monter des projets artistiques plus forts qui vont mettre en jeu plus d’émergences, faire des échanges d’émergences autour de projets artistiques forts, avec des échanges.

C’est vrai que ça a été avec Musiques de Nuit, le partenaire pour moi le plus constant et avec lequel on a pu vraiment mettre au point des dispositifs sur la continuité et notamment sur le lien entre le culturel, les travailleurs sociaux, même son intervention citoyenne tout en exerçant son métier.

Les premiers ateliers de 1992 avaient pour intervenant le groupe brésilien Moleque. Je voulais partir de la culture brésilienne des gamins de Favela, des gamins de rue, du peuple qui venait et qui demandait une solidarité contre l’extermination des gamins de rue et je pensais que la meilleure manière de le faire c’était de mettre les gens en contact. Mon discours c’était de dire : quand tu as touché un problème, tu connais le problème, tu vas jouer au foot avec, tu vas faire des instruments avec et l’idée c’était de reproduire les activités qu’ils avaient à la Favela, donc c’était construction d’instruments avec matière en récupération. En venant demander de la solidarité, on avait amené autre chose, on avait ouvert des espaces qui avaient permis qu’il se passe des choses ici aussi.

Quelque part ce qui me faisait plaisir c’est de dire on a fait une campagne mais ça n’a pas été une campagne caritative, ça été une vraie campagne où on a été reçu, il y a eu des échanges égaux, les gamins de la rue ils ont été égaux avec les gens qu’ils ont rencontrés, ils ne sont pas venus pleurnicher et quand ils se quittaient, il y avait des larmes mais ce n’était pas des pleurnicheries c’était parce qu’il y avait eu des choses fortes qui s’étaient passées et ça on ne pouvait pas l’arrêter.

C’est une volonté affirmée et politique, de dire, une manifestation, un festival ça se construit avec les gens, avec la pratique des gens et donc pour le faire avec les gens il faut créer des dispositifs qui vont ouvrir des espaces de façon à ce que les gens puissent prendre en mains les choses.

Nabisco, plasticien

Je suis de la Guinée Conakry située en Afrique occidentale limitrophe du Sénégal, Mali, Côte d’Ivoire, Serra Léon. Mon nom d’artiste Nabisco veut dire Nabi suma de corea un mot que j’avais écrit il y a très longtemps. Je suis un plasticien de formation, j’ai été aux beaux-arts dans les années 65 et jusqu’en 1970 j’ai fait ma formation professionnelle, ma formation de base c’était d’être graphiste, mais le cours de la vie en a joué autrement puisque j’ai vécu dans un pays au régime révolutionnaire où l’art n’avait pas son épanouissement ni son développement. On finissait d’étudier les beaux-arts, on te remet la craie, va enseigner les mathématiques ou la physique donc une rupture avec ce que tu as fait, sauf peut être c’est spécifique dans mon cas, moi j’ai fait le têtu, j’ai dit non je ne fais que ce que j’ai appris, je me nourrissais l’esprit de ça rien que ça, parce que j’avais une conviction intime de la chose. Après cinq années d’activité au gouvernement, je me suis rendu en Serra Léon durant neuf ans où j’ai servi dans une grande compagnie de publicité et là j’ai acquis pas mal d’expérience pratique.

A mon retour au pays en 1984, c’était toujours la même carence d’artistes noirs sur le territoire, pas d’expositions, et donc ayant capté quelques lumières à l’extérieur, je me suis enfermé dans une chambre durant presque douze à quatorze ans, je faisais des œuvres et j’emmagasinais et ce n’ai pas sans dire qu’à ce moment j’étais dans une pénurie criarde de matériel sauf que j’ai eu l’idée lumineuse dès le départ. Un artiste qui dit je ne travaille pas parce que je n’ai pas de matériel, c’est qu’il n’a pas d’inspiration, et j’ai commencé à prendre les éléments de l’environnement, du café noir, des extraits d’écorce, du jus de cola, pour pouvoir m’exprimer sur la surface plane qui était à ma portée, c’est-à-dire le papier et ce papier aussi je le ramassais dans la rue que ce soit un sac de ciment vide, que ce soit le papier à cigarette, le papier aluminium, donc cela est rentré dans ma tradition le collage et ainsi j’ai continué à faire du collage tant bien que mal non pas par coquetterie intellectuelle comme ceux des pays civilisés peuvent se faire des choix luxueux, chez moi le collage c’était une nécessité parce que je n’avais pas de matériel.

C’est ainsi que j’ai en Guinée au moins un héritage de 12 à 14 ans, de 1984 à 1996. Une professeur d’art plastique de l’IUFM de Poitiers est passée en Guinée pour animer un atelier d’art plastique, elle a découvert tout ce que j’avais entassé depuis des années, ça l’a émerveillée. On a composé avec l’alliance franco-guinéenne et le ministère de la culture, un projet de résidence d’artistes en France afin qu’officiellement je vienne m’inspirer de ce qui se passe dans les pays civilisés et que je capte le maximum dans mon art pour qu’à mon retour je puisse intervenir dans les établissements. C’est ainsi qu’en octobre 1997 je me suis retrouvé à Poitiers et puisqu’un artiste résident doit forcément intervenir dans des établissements scolaires, chaque projet monté a été abouti à terme, et à la suite toutes les productions ont été regroupées pour être l’objet d’une exposition. Le bilan était positif, la DRAC de Poitiers a reconduit ma résidence pour une deuxième année et c’est ainsi que je me retrouve encore sur le sol français.

A. Castillo Penalver, Banda Municipale de Santiago de Cuba

J’ai commencé la musique comme ça depuis de nombreuses années même si pour moi ça ne m’a pas paru extrêmement long et depuis je joue de la clarinette et du saxophone. Depuis vingt-cinq ans, je suis directeur d’orchestre musical de banda et surtout la banda de Santiago de Cuba. Depuis trente ans les musiciens cubains sont tous des musiciens d’école, il n’y a pas de musiciens qui viennent de la rue comme il y avait avant et qui pouvaient se former dans la famille. Celui qui n’a pas fini l’école reste à l’école pour faire ses études de musique.

Pour moi, ce n’est pourtant pas un enseignement académique. A l’école on leur apprend toutes les musiques, l’élève qui sort de l’école va rencontrer des gens et il va faire son parcours avec untel ou untel, apprendre d’autres musiques mais il saura déjà jouer, il aura les bases. Tout le monde entend la musique, tout le monde écoute, mais tout le monde ne peut pas la jouer. A l’université de médecine par exemple sur cent personnes il y en a quatre-vingt-dix qui deviendront médecin, à l’université de musique sur cent personnes il y en a cinq qui deviendront musicien et au niveau de l’art sur toute la planète ça fonctionne comme ça. Les études de musique coûtent cher à l’État puisqu’on prend l’exemple d’un professeur de philosophie ou de maths il va avoir cent élèves alors qu’un professeur de musique n’aura qu’un élève. L’enseignement est gratuit.

A Cuba, les bandas jouent tous types de musique que ce soit symphonique, classique, musique populaire, musique cubaine mais pour nous surtout c’est la musique populaire qui nous a attirés et en jouant cette musique populaire je me suis rendu compte qu’à Santiago ça plaisait aux gens, et donc j’ai commencé à me poser la question de faire un répertoire axé sur cette musique populaire. Cuba a énormément de rythmes qu’ils peuvent adapter sur plein de morceaux c’est un enrichissement permanent au niveau des bases et des morceaux. Les différents instruments que nous jouons : Trompettes, percussion, trompette première et deuxième trompette, clarinette, première et deuxième clarinette, saxo alto, tenor et ensuite trombone, tuba, bombarde, flûte, c’est la composition de la banda.

A Cuba il y a deux types de formation, les orchestres symphoniques au nombre de cinq et énormément de Bandas. Les orchestres symphoniques jouent pour très peu de personnes, pareil que chez vous, et les bandas jouent pour énormément de personnes. Moi au début, dans la banda, je jouais des morceaux assez classiques, je me suis aperçu qu’il y avait une toute petite partie du public qui appréciait vraiment cette musique donc je suis venu à faire des morceaux populaires et je me suis aperçu que les gens appréciaient d’avantage donc ensuite j’ai organisé mon répertoire de façon à mettre un morceau classique, deux morceaux populaires pour que tout le monde s’y retrouve.

Dans cette musique populaire il y a deux types de musique, il y a la musique cubaine de concert et la musique cubaine de danse et là c’est extrêmement important. La différence entre la musique qui peut être dansée et la musique classique, c’est que la musique qui se danse au niveau des bases va être répétitive, toujours le même tempo et toujours la répétition donc la personne saura toujours dans la musique. Pour la musique classique, bien que la musique classique soit extrêmement rythmée aussi, se sont des morceaux qui se mettent les uns après les autres et donc la personne ne peut pas se retrouver, elle va danser sur une partie qui va s’enchaîner sur un autre plan, ce n’est pas une musique dansante.

Je prends l’exemple de la " maya cubana " un morceau que nous jouons parmi les cinq avec les élèves qui est un morceau bien plus classique et je le compare à d’autres morceaux comme " tcha tcha " " canta la mera " qui sont des morceaux de danse et à travers le répertoire que nous avons choisi pour les travaux avec tous les élèves, il y a une moitié danse et une moitié classique.

L’année dernière nous sommes venus faire des dates en France et nous avons réalisé à peu près le même travail que ce que nous avons fait sur Bordeaux durant le carnaval à travers des cours avec des élèves près de Perpignan. Nous avons également enregistré un CD qui est sorti sur Musique du monde et se sont les raisons pour lesquelles nous venons à Bordeaux jouer.

Blade, Graffiti-artist

Je suis né à Lille, je suis arrivé très tôt à Paris. J’ai grandi en région parisienne. J’ai commencé à peindre là-bas les rames de métro, les murs, ça été mon moyen d’expression de mon adolescence, je ne dansais pas, je ne chantais pas, c’était pour moi ma façon de m’exprimer puis de me donner un signe d’identité. C’était entre 85/88, c’était en pleine explosion du graffiti à Paris.

J’ai 26 ans et je suis un peu entre deux générations de graffeurs. J’ai commencé à peindre avec les premiers, j’ai toujours fréquenté à l’école ou ailleurs les plus grands du quartier ou les plus grands à l’école et ça, ça m’a beaucoup aidé que ce soit personnellement, ou professionnellement ou artistiquement, ça m’a aidé à évoluer très très rapidement.

A Paris, il y avait John qui venait d’arriver et qui avait lancé le wilde-style, on ne connaissait pas, on était resté sur le lettrage bloc. Il y a eu la venue de Sharp, on a commencé à s’intéresser de plus en plus, à essayer d’avoir des photos d’outre-Atlantique et voir un peu comment ça évoluait, le 3 D qui arrivait de plus en plus. Au départ sur les métros à New York dans la fin des années 70 ils avaient déjà leur 3D, ils avaient déjà un train d’avance sur nous. Mode 2 pareillement a lancé le travail sur les personnages. Ce qu’il fait est tellement différent de ce que font les autres au niveau des couleurs, des personnages qu’il a donné une certaine ouverture. Il a beaucoup lancé tout le phénomène pictural du graff à savoir que ses fresques sont des scènes, un peu comme un tableau, composition de personnage, premier plan, deuxième plan, et au départ quand on peignait des personnages c’était des à-plats, on mettait un personnage avec un lettrage ou deux personnages, mais il n’y a jamais eu du travail purement de scène et de figuration sans lettrage, juste des personnages comme ça de la vie quotidienne, et à partir de là, beaucoup d’autres, en Belgique Pie Gonzalès ou même Popeye de temps en temps faisaient des scènes.

Même au niveau du tag, le tag moi je me rappelle à l’époque, même aujourd’hui, on faisait carrément des pages d’écriture pour avoir un style, pour avoir quelque chose de calligraphier, comme un logo tout simplement, comme une marque de reconnaissance avec ou sans couleur, mais pour avoir une écriture que tout le monde reconnaisse, à chaque fois la même. A Paris ils écrivaient des lettres assez droites, très peu de personnes faisaient attention à un certain style et ça se perd de plus en plus et c’est pour ça que les gens quand ils voient des tags ils sont choqués, ils sont un peu agressés visuellement alors que si on prenait le temps de faire des choses un peu plus convenables, un peu plus travaillées, ça agressait beaucoup moins les gens, on avancerait beaucoup plus là-dessus, ça, ça été perdu, on ne l’a pas repris en France cette histoire de choses calligraphiées c’était tout un art, c’était toute une manière pour que chacun arrive à trouver son style.

En 90 et 91, j’ai vécu un an aux États-Unis je n’y suis pas allé pour peindre, mais ça m’a aidé à avoir une vision du graff là-bas et j’ai vu en fait que nous à Paris, on faisait fausse route avec les histoires de gang, on peut avoir un groupe sans faire la guerre, mais pour pouvoir faire des choses ensemble, des expos collectives. On a voulu copier au départ l’idée des États-Unis alors qu’il n’y a pas le même problème, ce ne sont pas les mêmes conditions de vie et moi je peignais avec les personnes avec qui je m’entendais bien que ce soit untel ou untel, au nord, au sud, l’est à l’ouest peu m’importait c’était qu’il y avait un feeling, quelque chose qui passait, à partir de là on pouvait peindre ensemble.

J’ai fait une école d’art et industrie qui était celle de Tourcoing pour avoir un diplôme d’équivalence de concepteur, dessinateur, graphiste qui m’a permis, notamment avec le graff, comme j’avais peint la façade d’une agence à Paris, de pouvoir faire la campagne publicitaire autour de la polo Volswagen. Ca été mon premier gros contrat. Ensuite tout ce que j’ai fait, je me suis attaché à tout rallier par rapport au graff, notamment de la formation pour des jeunes de centres ou dans des ateliers d’art, créations d’affiches, de programmes festifs, de carnavals ou de festivals d’art de la rue, toujours tout autour du graff.

J’ai fait pas mal de trucs solo aussi, et de 95 à 97 j’ai travaillé dans un centre social à Lille et j’ai fait deux ans à l’académie européenne d’arts plastiques de Lille donc là ça m’a permis de travailler sur les techniques traditionnelles de la peinture, que ce soit le trompe l’œil ou la reproduction de tableaux ou d’autres choses, et ça m’a élargi au niveau de mon travail, sur toile ça m’a ouvert encore plus d’horizons et j’ai pu rencontrer encore plus d’artistes différents.

J’ai travaillé autant sur les natures mortes que sur les modèles vivants, parce que c’est les perspectives, on retrouve des éléments de base tout simplement. J’ai été autodidacte tout ce qui a été autour du graffiti je l’ai appris sur le terrain, il n’y a pas d’école pour le graff, on l’apprend sur le tas, ensuite revenir sur des bases, on se dit je sais dessiner ça mais j’ai pris tel chemin pour réaliser ça alors qu’on me donne une autre technique pour y parvenir. C’est un peu comme un véhicule, tu vas de tel endroit à tel endroit à vélo et on te dit voilà, tu peux utiliser la voiture, on prend le même chemin mais c’est une autre manière de réaliser.

Comédiens Cie Côté Jardin

Casset : Quand j’ai découvert le théâtre je venais du nord du Sénégal et j’intégrais un autre milieu qui n’était pas le mien, d’abord je ne communiquais pas avec les gens avec la même langue, ils parlaient le Ouolof, moi je parlais le Peul on communiquait un petit peu par la pensée, mais quand j’ai pratiqué le théâtre, j’étais en colonie de vacances, ça m’a permis de me libérer et de rencontrer beaucoup de gens, et de faire des efforts dans cette langue pour pouvoir communiquer. Le théâtre, je l’ai découvert dans la collectivité éducative à l’âge de 10 ans et depuis lors je l’ai pratiqué à l’école, au lycée, dans les quartiers populaires pendant les vacances, ce qu’on appelle le mouvement associatif. Je suis encadreur de collectivité éducative diplômé en 1991. La collectivité éducative, se sont des moniteurs, encadreurs au Sénégal qui travaillent principalement pendant les vacances. J’ai continué à faire du théâtre, j’ai rencontré mes collègues on a voulu créer quelque chose pour les enfants qui n’existait pas en Afrique, à part peut-être le théâtre de marionnettes mais ce n’est pas répandu partout. On s’était donné le défi de vivre du théâtre pour enfants ce qui en Afrique n’était pas évident. C’est un pari qu’on essaie de gagner. Le théâtre m’a apporté beaucoup de choses de fabuleux et ça m’a permis de briser certaines barrières, de rencontrer plein de gens, de s’ouvrir à autre chose et de comprendre certains éléments de la nature, comment vivent les gens.

Morhtar : Je suis arrivé très tard dans le théâtre. Je l’ai rencontré à l’école primaire, parce qu’il y avait beaucoup de clubs dans les écoles et après il y a eu toute une rupture. Je l’ai retrouvé par la musique en connaissant des gens qui pouvaient monter des choses qui étaient issues de la musique et qui côtoyaient un peu le théâtre, je suis arrivé au théâtre avec Côté Jardin  depuis quatre ans. C’était au départ une troupe de théâtre qui s’est constituée en association nous travaillons ensemble, théâtre pour enfants tout public, familial, le travail est essentiellement axé sur les jeux du clown.

Patricia : je suis comédienne depuis trois ans dans la troupe. Au Sénégal il n’y a pas de troupe de théâtre qui monte des spectacles pour les enfants. Déjà Marianne et moi on faisait partie d’une troupe dans le cadre d’une formation, c’était le perfectionnement du jeu de l’acteur et à partir de cette formation on a décidé après de faire que du théâtre pour enfants. Après notre formation on a monté d’abord une farce, une pièce de Molière, on a fait une adaptation des Fourberies de Scapin et après on a monté un conte japonais, une adaptation encore et après ça on a suivi un stage de clown. On a décidé de monter des spectacles de clowns, on a chacun un personnage de clown qu’on continue de travailler.

Marianne : On a commencé ensemble, au début des ateliers avec des professeurs, il y avait des professeurs du conservatoire qui donnaient des cours, on a suivi des cours et après on a monté un spectacle avec des élèves ensuite on a monté Côté Jardin tous les quatre avec notre metteur en scène. On a un peu fait des parades dans la rue au festival de jazz de St-Louis et on voit que la population est ouverte aussi à ce genre de spectacle, ils n’attendent que ça parce que tu t’installes dans un coin de rue, tu commences à faire un peu de bruit, cinq minutes plus tard, il y a du monde autour de toi, il y a plein de gens qui sont là curieux mais ce n’est pas encore très connu au Sénégal.

Arts populaires

Les parcours orignaux et singuliers sont le propre de la démarche artistique. Les artistes intervenant dans les ateliers du carnaval ne dérogent pas à la règle bien qu’ici soit renforcée la spécificité d’un échange et d’un regard croisé entre artistes du sud et du nord.

Plus rare est la richesse d’un cheminement mêlant un apprentissage autodidacte marque des origines populaires et une recherche plurielle d’expérimentation propre à l’art contemporain. Sans renier son appartenance, s’affirme la liberté de puiser des références ailleurs. Cela commence par les matériaux, ceux proches de l’environnement et se poursuit par les outils pour travailler cette matière.

Mais le plus étonnant est la capacité de jouer sur plusieurs référentiels esthétiques, celui de la rue, celui du travail et celui de l’art. On peut graffer sur les murs, travailler en atelier et exposer dans une galerie, faire des performances de danse sur les esplanades et créer un spectacle sur une scène contemporaine, travailler sur des matériaux de récupération ou sur l’environnement proche et exposer ce travail dans un lieu consacré, etc. Si l’art a toujours joué sur une liberté et mobilité spatiale et symbolique, il ne crée pas obligatoire pour chaque espace de nouveaux référentiels offrant un rapport au public et un rapport esthétique renouvelés. Statistique à l’appui, nous savons effectivement que le public des musées ou des scènes contemporaines change guère. D’autre part, il serait assez rare sans la volonté de quelques opérateurs culturels qu’un public du centre ville aille par curiosité s’enthousiasmer de la vivacité culturelle des quartiers…

Enfin ce qui est décrit dans le croisement de ces parcours artistiques est aussi un rapport différent au travail dépassant la séparation classique entre artiste et artisan pour dessiner les contours d’un rapport autre. Un travail libéré qui pourrait inspirer d’autres modèles en dehors de la sphère artistique.

Art populaire, art de la rue, peu importe le qualificatif qui pourrait désigner ces démarches artistiques. Peut-être serait-il d’ailleurs dangereux ou appauvrissant de chercher à regrouper absolument ces parcours en une mouvance dûment estampillée. Ce qui est important de retenir ici, c’est la création d’un nouveau type de relation entre trois dimensions : la rue ou espace public, le studio ou espace de travail, la scène ou espace de représentation. De même la relation cernant le champ artistique entre l’œuvre, l’artiste et le public. Ces relations triangulaires constituent autant de référentiels et de base de travail pour les opérateurs concernés.

Continuum de l’Atelier-résidence

Le continuum évoqué est celui qui pourrait s’instaurer entre le cadre de la rue, cadre primaire ou s’exercent les processus sociaux fondamentaux et le cadre secondaire de l’atelier-résidence, lieu d’une rencontre privilégiée avec des artistes.

Cette proposition permet d’inverser l’image habituelle de l’artiste censé apporter de la culture à ces populations " enfermées " dans des logiques d’appartenance territoriale ou communautaire ou pire encore dans l’anomie et la violence des cités où seul l’art véritable, l’art validé par l’institution, serait porteur d’une vision universaliste capable de casser les logiques identitaires.

Continuum veut dire qu’il n’y ait pas de différence de matière, de procédé, d’espace entre cadre primaire et secondaire. Il s’agirait d’une appropriation de la culture par la continuité d’un travail sur les formes populaires. Seul le cadrage change, le cadre second de l’atelier-résidence permettant de mettre en lumière le développement d’une forme populaire, la faire " émerger".

" Un lieu de reconnaissance, c’est peut-être tout simplement les couleurs, les matériaux de la rue, d’utiliser ce que l’on trouve, c’est peut être aussi pour ça que les Africains se reconnaissent dans mon travail, eux aussi ils ont très peu de matériaux nobles, ils font avec des boîtes de conserve, ce que je fais moi aussi, on se retrouve là-dessus, sur la couleur aussi, sur le côté ludique des choses. " (Jacques Franceschini, plasticien)

" Une expression populaire quelle que soit la forme artistique, elle est issue du peuple, elle est destinée au peuple donc l’aspect populaire de l’art du Sud trouvera facilement crédit auprès de ceux à qui l’on présente l’art comme quelque chose qui n’est pas pour eux. C’est même terrible pour la survie de l’art en général s’il est devenu maintenant inaccessible pour le peuple qui l’exprime et qui le consomme, s’il devient un objet de luxe pour lui s’il n'a aucune voie pour exprimer ce qu’il a en lui de plus profond, le peuple de quoi il vivra, quelles seront ses références, quelles seront ses armes pour marcher dans ce monde là. C’est dangereux pour l’humanité si un jour il n’arrive plus à avoir accès au rêve, au plaisir, à la poésie, à la beauté, au sacré. " (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

En tant que participant à un atelier, le fait de rencontrer un artiste, de développer son propre travail jusqu’au bout, le voir ensuite exposé, nous pouvons certes le comprendre comme une expérience très forte, mais qui ne se distingue pas en cela d’autres initiatives d’animation ou de sensibilisation autour d’une activité artistique.

Le principe d’atelier-résidence en quartier populaire va plus loin, il propose de réintroduire cette participation dans une totalité qui fait sens où l’exigence artistique est aussi un engagement social à travers une histoire de rencontre entre des individus et des cheminements.

" Je pourrais traduire ça par une participation totale à la chose, réaliser et participer en tant qu’acteur du carnaval c’est quelque chose déjà, non seulement tu as fourni un produit, mais tu accompagnes ce produit dans la mouvance du carnaval donc c’est une participation totale. " (Nabisco, plasticien)

Reprendre la rue

Des artistes exprime le besoin de " reprendre la rue ", non parce que cela correspondrait à une commande ou une fonction de " créer du lien social ", mais parce que c’est le moyen de capter une vie en mouvement, de rendre ce que l’on a reçu, de retrouver ici le sens d’une démarche, de puiser dans l’énergie du geste la force de travailler sur la matière et générer de nouveaux styles.

" Ça été quelque chose de merveilleux pour moi, de magnifique, ce qui m’a poussé à continuer dans le domaine théâtral. C’est quelque chose que je dois à la société, la société m’a aidé par le biais du théâtre, ça m’a aidé à communiquer avec d’autres gens et je me dis que je dois quelque chose à la société, aider les jeunes qui ont les mêmes problèmes que moi ou d’autres problèmes à s’intégrer par le biais du théâtre. " (Casset, Cie Côté Jardin)

" Il y a déjà deux trois ans on s’est rendu compte que de faire de la scène, être dans une salle de répétition ça nous rendait fainéant. On commençait à ne plus avoir ce côté rage, ne plus avoir envie de se jeter, de bosser, bosser, on commençait à être vraiment relaxe. On a voulu reprendre la rue parce que c’est de là que l’on vient et c’est de là qu’il y a des énergies positives et qui nous poussent à nous surpasser parce qu’il y a des passants, des gens qui passent et qui nous mettent la pression et ça on l’a relancé et il y a des jeunes qui sont venus nous voir et qui ne comprenaient pas au début qu’est ce qu’on faisait, qu’est ce qu’ils font, ils retournent à la rue, ils repartent sur les terrasses, les dalles des rue et puis ces jeunes là nous ont regardés, ils nous ont regardés mais en sous-marin de leur côté, ils travaillaient. Et un jour ils sont venus, ils arrivaient à faire des figures de danse, des coupoles, des passe-passe, et se sont les mêmes jeunes que l’on voit maintenant qui se sont entraînés qui ont bien évolué très rapidement, une année, deux années. Voilà, à travers notre histoire et notre parcours ils ont essayé de faire un petit peu pareil et on arrive là dans la parade avec des jeunes qui se débrouillent bien et d’autres qui découvrent. On essaie vraiment de transmettre, que les plus âgés puissent transmettre aux plus jeunes. " (Hamid - Cie Révolution)

D’un coté la volonté de réaffirmer une appartenance populaire, de l’autre de construire un parcours artistique, au milieu se constitue un espace particulier occupé par l’atelier-résidence où l’artistique ou la compagnie développe une œuvre tout en exerçant une influence sur l’environnement, en particulier par l’intermédiaire d’ateliers.

" Dans l’histoire du graff, le graff est assez éphémère, certaines personnes vont peut être peindre un an, deux ans, trois ans, on va voir que leur nom partout et d’une année à une autre, ils vont s’éteindre, on ne les verra plus. D’autres ont pris le choix comme moi d’en faire leur métier. J’ai appris très vite, que s’il fallait que j’en vive et avancer personnellement et professionnellement, il fallait que j’allie en même temps le côté atelier pour montrer aux jeunes d’aujourd’hui qu’il y aussi un travail qui est fait avant d’en arriver là et que si tu as d’autres envies il faut essayer d’aller voir ailleurs ce qui se passe. D’autres moments où la production m’appelle à tel endroit pour venir peindre en tant qu’artiste où j’intègre un mouvement ou un événement. Enfin il y a des expos individuelles ou collectives, c’est encore une autre démarche. Il faut avoir un cahier des charges pour animer les ateliers, un cahier des charges pour les démonstrations ou les actions en direct où il faut réaliser une fresque et un cahier des charges pour tout ce qui est expos collectives ou individuelles. Je me dois de travailler sur différents plans si j’ai envie d’être complet dans mon message, dans ma démarche. Je veux toucher tout le monde, j’ai envie de dire aux personnes, aux jeunes qu’il valait mieux peut-être passer par-là, que là il y a un travail qui est fait. D’un autre coté dire aux institutions que je sais faire autre chose que de peindre un panneau, que je fais du travail, que je suis un artiste à part entière et que j’expose et que j’ai un certain talent, et enfin, au niveau du monde du graffiti, que je suis aussi graffeur et que j’ai aussi mes références et que j’ai peint avec untel et que je vais peindre avec un autre et que je vais participer à un tel événement Moi, personnellement, pour me satisfaire j’ai besoin de ces trois éléments, sinon je pense que je risque d’avoir un vide quelque part. " (Blade, graffiti-artist)

Projet esthétique et sensibilisation

Se dessinent ainsi trois espaces ou mouvements : celui propre à une forme populaire, celui de l’atelier de transmission et celui de l’exposition sur la scène artistique. L’atelier-résidence se place au centre. Ni rue, ni lieu consacré, c’est un entre deux entre l’espace public des mouvements culturels et l’espace institué du monde de l’art.

L’idée de continuum s’inscrit dans cette manière d’aborder les espaces autrement que par une opposition stérile entre ce qui serait le caractère populaire de toucher le plus grand nombre et le caractère élitiste de poser une excellence artistique. Nous préférons également parler de tension plutôt que d’opposition entre le formalisme des codes culturels et sociaux confirmant une appartenance et l’expérimentation de la démarche artistique qui cherchera à dépasser toute référence formelle.

Le besoin premier (cadre primaire) de rassurance et de structuration, rôle de la forme culturelle en tant que forme populaire, peut coexister avec le rôle de l’artiste qui est de pousser, d’aller plus loin, de prendre des risques, de dire " c’est possible ".

" Il faut les deux, privilégier le côté rencontre, échange social, dynamique politico-culturelle, et d’un autre côté, avoir un projet esthétique fort mais je pense qu’il ne faut pas non plus ne proposer que les projets esthétiques forts sans avoir la sensibilisation. Au départ il y avait le principe de base qui était, en travaillant sur les formes esthétiques et en faisant des ateliers ça dépassait le pur enseignement d’une technique musicale ou artistique en amenant beaucoup d’autres choses, de liens, d’échanges, de discussions, d’espaces, de rencontres. Dans un mouvement réciproque ces choses renforçaient les pratiques artistiques puisque souvent les discussions étaient des thématiques sur le travail des formes artistiques et permettaient de creuser différemment les techniques. L’exigence augmente, il y a des vraies volontés qui s’affirment de vouloir avoir des pratiques amateur avec des exigences élevées en tant que rendu esthétique mais aussi en tant que savoir-faire, en tant qu’apprentissage, en tant que discipline à tous niveaux. Face à ces niveaux d’exigence il faut donc des réponses différentes. " (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

La question n’est donc pas de privilégier un projet esthétique fort au désavantage d’une transmission en atelier ou inversement, soutenir l’intervention en atelier dans les quartiers au détriment d’une unité artistique de l’événement. La division ou la séparation semble moins venir de la forme populaire ou de l’artiste engagé que dans la façon dont est conçue la mise en place d’une intervention artistique dans les quartiers populaires, c'est-à-dire l’égide idéologique soit sociale, soit culturelle sous laquelle est placée cette rencontre.

Les gens peuvent s’unir à travers des formes artistiques, de même un peuple est uni dans une liesse comme le carnaval où tout le monde est au même niveau mais ce n’est pas le cas si l’art est étatique, quand il devient quelque chose qui est destiné à certains individus, à une certaine tranche de la population et pas à d’autres. Cela crée un mouvement à deux vitesses. C’est cet aspect populaire de l’art là qui doit revenir, c’est comme ça que l’on pourrait oser faire ". (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

Amateurs et professionnels

De même la séparation classique entre amateurs et professionnels ne semble plus de mise si nous comprenons la création d’espace de l’atelier-résidence dans ce continuum.

" D’un côté l’organisation devient beaucoup plus professionnelle parce que chacun connaît bien son rôle, chacun sait ce qu’est son boulot. C’est bien d’être professionnel, ça donne aux autres l’envie d’être mieux, mais il ne faut pas laisser tomber les contacts, les gens, les échanges vrais. Il manque l’esprit des premiers groupes brésiliens qui puissent mobiliser, qui débordent, qui fassent passer la musique partout, qui accrochent les gens. " (Wal - Costumière)

L’esprit de fête est-il incompatible avec la rigueur professionnelle ? Dans la perspective d’un cheminement continu, nous nous apercevons que la rigueur est de mise dès le départ avant que soit posée la question d’un professionnalisme. Nous parlons alors plus d’engagement et de responsabilité de l’artiste .

" A la base, nous, quand on a commencé, à peine qu’on savait faire trois pas et demi, on enseignait directement aux petits qui étaient avec nous, on était déjà chorégraphe sur scène avant d’avoir fait n’importe quelle étude au niveau de la danse, on n'y connaissait rien du tout, au niveau du jazz, de l’occupation de l’espace, de la scène et on était déjà en train d’inventer nos propres pas. Au niveau de la transmission ça s’est fait tout seul et l’on sent que l’on est obligé pour avoir une relève de transmettre, ce savoir on ne peut pas le garder pour nous, mais il y a des règles, on apprend des choses et on espère que la personne qui a appris, elle, par la suite, pourra l'apprendre encore à un plus jeune avec la même philosophie, une bonne manière de transmettre. Après c’est vrai que nous on est parti se former au niveau pédagogique au niveau technique, pour qu’on ait vraiment tous les bagages pour qu’on puisse transmettre ça dans de bonnes conditions. " (Hamid - Cie Révolution)

Cette rigueur n’empêche pas que soit prise en compte l’ouverture et l’imprévu, un champ du possible.

En chaque individu réside et dort un artiste, il y a les pratiquants et les non pratiquants mais chacun a son génie, a son idée du monde. Ces fêtes là, où tout le peuple est concerné, donne l’occasion de voir des choses qu’on n'aurait pas soupçonnées chez son propre voisin. Il trouve l’occasion de sortir cette expression, une expression artistique tellement forte qu’il est inventif. C’est cet aspect populaire là de l’art qui fait que les gens évoluent, se connaissent mieux, échangent mieux et que ça donne beaucoup plus d’espoir dans ce monde là, que l’on vit autre chose. " (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

Tout le monde ne deviendra pas artiste professionnel mais tout le monde peut exercer sa créativité.

" En invitant des artistes qui vont prendre en compte la manière dont se construit le carnaval, c’est une mise en relation des pratiques professionnelles et amateurs et la mise en condition professionnelle de pratiques amateurs, enfin les centres sociaux qui prennent en compte notre fonctionnement et qui doivent s’y adapter pour produire et après cela dépendant de la souplesse avec laquelle on doit gérer cela. " (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

L’atelier-résidence n’est pas une des modalités d’une intervention artistique, c’est un cheminement, celui d’une forme populaire d’un coté, celui de parcours artistiques de l’autre.

L’idée de continuum nous permet de sortir de la logique d’opposition binaire, la vision réductrice qui voudrait opposer particularisme et universalisme, local et général, populaire et excellence, amateur et professionnel.

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de tension entre ces pôles, mais elle se concevrait plus comme une dynamique à vivre qu’une équation à résoudre. S’il y a tension ou contradiction c’est aux principaux concernés à la gérer et à l’évaluer.

D’un côté certains reprocheront le trop grand professionnalisme dans la préparation du carnaval qui tuerait la spontanéité propre à une effervescence populaire. D’autres, au contraire critiqueront le manque d’unité esthétique dans la forme finale du défilé qui serait la marque d’un trop grand amateurisme.

Le débat pourrait se poursuivre et il faut qu’il le fasse. Mais l’important ici est que ces questions puissent trouver un espace où s’exprimer et résonner. L’atelier-résidence représente en cela non seulement, un espace de rencontre et de réflexion, mais le rare lieu où puisse se construire un référentiel susceptible d’évaluer l’action dans le sens d’une totalité, qu’elle soit prise ensuite sous un versant social ou artistique.

Principe de résidence

Rappelons tout d’abord que la résidence dans " atelier-résidence " ne représente pas la dimension artistique alors que l’atelier en serait son vis-à-vis social. La résidence est tout simplement le lieu ou se déroule le travail sur des matériaux et une forme artistique, qu’il s’agisse d’un travail de transmission et de production ou un travail sur la continuité d’une œuvre. Ce lieu n’est pas simplement physique et il est aussi symbolique. Il constitue une zone d’influence, une aura, une atmosphère esthétique qui enveloppe des individus et leur espace géographique.

La présence artistique ne se limite pas au quatre murs qui enferment l’artiste et son travail, elle dégage un autre lieu.

Nature de l’activité artistique et sociale

Sous cette perspective, la définition de l’activité exercée au sein de l’atelier ne se décline pas en terme de domaine artistique ou social mais en terme d’exigence de travail sur une matière, travail dont les conséquences peuvent être artistiques et sociales. Il s’agit d’offrir les meilleures conditions de travail possible en respectant chez l’artiste la continuité de son travail.

" Je n’ai jamais voulu être le flambeau de tel ou tel mouvement ou de telle ou telle situation, notamment au niveau social, on relie toujours le graff à un phénomène social, mais je ne suis pas sûr que si j’étais né ailleurs qu’en banlieue, peut être que je grafferais aussi, ce n’est pas aujourd’hui mon combat, si on peut appeler ça un combat. Ma façon de peindre et tout ce que je fais autour, c’est pour faire valoir le graff comme un art à part entière, ce n’est pas pour dénoncer les problèmes des jeunes en banlieue, ceci, cela. Par rapport au carnaval, là c’était un peu dans la continuité de mon travail. C’était très équilibré parce qu’il y a le travail en atelier, il y a le travail de production qui était pour le char, une colonne spécifique et puis toute la signalétique sur la ville qu’on pourrait presque lier à un travail d’expo, c’est comme si j’exposais douze personnages dans la ville, donc les trois éléments qui me vont et c’est pour ça je me suis régalé, je me régale encore à bosser j’y vais bien dans ma peau, bien dans mes pompes et je n’ai pas l’impression d’aller au boulot tous les matins à 9h. je suis là-bas tous les matins et ça va tout seul, c’est très varié, je suis dans l’atelier, je continue de produire, je fais autre chose, etc. C’est ce qui me va le mieux, cette façon là de travailler. " (Blade, graffiti-artist)

Pour les artistes il est important de pouvoir défendre une cohérence de travail. L’art se comprendrait alors avant tout comme outil au service de cette cohérence aussi bien dans la transmission d’un travail sur la matière que dans le développement d’une œuvre. Ce qui permet de dépasser la dichotomie classique dans laquelle est placé souvent le domaine artistique : l’art pour l’art ou art social ?

" Pour nous c’était important de pouvoir réussir à faire jouer aussi d’autres gens qui n’ont pas du tout cette culture, ces rythmes et leur vision des sonorités de leur musique, arriver à pouvoir les faire insérer là-dedans en si peu de répétitions. " (A. Castillo Penalver, Banda de Santiago de Cuba)

" Populaire n’est pas populiste. C’est un but noble de chercher à intéresser tout le monde mais cela ne doit pas être du déjà vu, du n’importe quoi. Il y a ce slogan qui est très important en art, "on peut tout faire en art plastique sauf du n’importe quoi". Il faut que l’œuvre ait un sens, tant pour toi que pour les autres, et c’est dans ce but positif d’élévation d’expérience noble que je m’évertue toujours, donc je ne me laisserai pas tenter par une facilité quelconque, une facette d’un carnaval qui peut être oui c’est pour meubler l’espace, ça passe c’est temporaire. Non, chaque geste humain est enregistré quelque part. Quel que soit le sujet donné, je cherche plutôt à m’élever, à m’expérimenter selon le contexte mais toujours à m’élever dans le sens de la qualité. Si dans le carnaval "tout est permis", je cherche toujours à faire mieux puisque pour que le peu qui restera après toutes mes actions, passera à travers moi. Ce qui est important dans la vie, parce que je serai obligé de faire d’autres œuvres, c’est la mutation positive, à tout moment que je m’exerce, je m’efforce tout au plus de rendre le mieux. J’ai une expérience et au contact d’autres peuples je cherche toujours à majorer mon art quel que soit le thème, une position appréciable dans le rendu. " (Nabisco, plasticien)

Ce n’est pas simplement une animation, c’est aussi participer à une chose cohérente qui a un début, une construction et qui sera montrée, qui a une importance. Je suis dans la continuité de mon travail, c’est pour ça que c’est aussi facile, enfin facile, c’est pour ça que je ne tâtonne pas trop. Je suis dans une totale liberté, on me fait entièrement confiance, je n’ai jamais de contrôle. Je vois bien que je suis un privilégié, je fais ce que je veux de ma journée, c’est quand même formidable, même si je travaille beaucoup, c’est la seule chose que je puisse souhaiter aux êtres humains en même temps que de sentir que ce que l’on fait va servir à quelque chose, qu’il y a un but, que ça puisse rendre les gens plus heureux. " (Jacques Franceschini, plasticien)

Dans cette cohérence, il est important que chacun des acteurs participant à la définition du cadre de l’atelier précise son rôle. L’artiste n’est pas un animateur ou un éducateur.

" Le propos n’est pas d’être des éducateurs, ce n’est pas notre démarche, mais c’est aussi donner du plaisir en faisant un peu réfléchir, en prenant une position par rapport à l’art que nous pratiquons, il faut qu’on soit porteur de plaisir mais aussi d’idées, de réflexion, c’est important pour nous. " (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

" Il faut aimer le théâtre pour pouvoir aller le voir, c’est pour ça que dans les pièces que nous faisons, on ne se dit pas éducateurs, on ne veut pas prendre la place des parents ou la place des éducateurs, on est tout juste des gens qui veulent qu’ils puissent aimer le théâtre dès le bas âge, qu’ils puissent être au courant des problèmes qui se posent par le biais du théâtre. " (Casset, Cie Côté Jardin)

Cette démarcation par rapport au champ social n’insinue pas une volonté de séparation, encore moins de mépris, elle pose encore une fois une exigence de travail, seule susceptible de tirer le social vers le haut, non seulement par la qualité du travail proposé mais aussi dans la prise en compte d’une totalité qui fait sens pour les personnes impliquées.

" Sur quoi est-on concentré, bien sûr sur la qualité. Au niveau de mes panneaux je me suis concentré sur la qualité de mon travail, les danseurs sur la qualité de leur chorégraphie, pour le son on a pris des bons D.J., au niveau des costumes aussi, il y a eu un gros travail, ce que l’on veut c’est un impact de qualité. " (Blade, graffiti-artist)

" Il y a tout un travail qui se fait derrière, c’est un travail exigeant Sans exiger le sacrifice d’un professionnel, c’est provoquer chez les enfants la passion, allumer une petite flamme au sein d’eux, susciter des petites images dans la tête. Qu’ils puissent voir aussi ce que c’est qu’un travail de clown, peut être le découvrir, que cela puisse leur servir un jour s’ils en ont besoin, s’ils ont envie de continuer. " (Casset, Cie Côté Jardin)

C’est dans cet équilibre entre art et social, création et transmission que l’artiste peut gérer la liberté de son cheminement.

" Je me retrouve bien dans les deux tendances que ce soit les interventions dans les milieux scolaires ou pour conduire des œuvres strictement personnelles. Quand l’inspiration est libre je me retrouve et je m’appuie essentiellement sur mon inspiration qui part de deux faits : le milieu que j’habite et d’où je viens. Chez l’homme quelles que soient les conditions, quelles que soient les activités, c’est l’adaptation qui compte, donc j’ai fait de mon mieux pour satisfaire autant les besoins dans le milieu scolaire que mes besoins propres. J’ai actuellement une exposition dans la région. L’exposition c’est le but recherché par tout artiste. On travaille pour faire voir aux autres pour qu’ils donnent un avis, qu’ils acceptent ou critiquent. Une œuvre est faite pour être vue donc si je me retrouve dans un espace où librement je peux travailler et qu’il y a un autre espace pour aménager mes œuvres, vraiment c’est un bonheur total parce que j’espère que je travaille pour un public et qu’il n’aura pas de regret à la découverte. " (Nabisco, plasticien)

" On m’a demandé s’il était possible d’intégrer des ateliers, si je pouvais les intégrer à mon travail, j’ai dit oui à la seule condition de ne pas en faire non plus tous les jours, si je veux faire une bonne production et un travail de qualité, j’ai besoin de ne pas avoir trop de gamins tous les jours non plus, je me suis limité au total à cinquante gamins, donc cinq groupes différents même si j’ai eu beaucoup plus, j’ai eu deux collèges, un hôpital de jour et un centre d’animation. Pour certains j’ai passé une matinée là-bas, ils passaient une journée entière avec moi le lendemain, travail d’esquisse et de présentation et le lendemain travail de réalisation au Container et pour d’autres comme le centre d’animation, ils se déplaçaient directement au Container et travaillaient deux après-midi ou trois, par contre l’hôpital de jour comme leur nombre était très restreint, je pouvais les intégrer à n’importe quel moment avec les autres gamins, ils étaient deux ou trois jamais plus, donc j’adaptais la chose. " (Blade, graffiti-artist)

" Lors des ateliers à Perpignan nous avions débuté notre travail mais c’est à Bordeaux que nous avons pu mener nos actions comme nous le sentions en première expérience, parce que par rapport à ce que nous avions fait auparavant, nous avions juste travailler avec deux bandas, dans deux villes différentes, là nous sommes surtout venus pour une tournée. Le carnaval, c’est un travail qui s’est additionné, là nous avons pu mener ce que nous voulions faire avec les gens et le mener comme nous le désirions et nous sommes contents. " (A. Castillo Penalver, Banda de Santiago de Cuba)

Commande et liberté

Quel est le principe de cette liberté ? Évidemment la liberté des matériaux, des techniques de travail et des relations pédagogiques au sein de l’atelier.

" Si on m’avait demandé techniquement de travailler sur du grillage avec du papier mâché, je leur aurais demandé peut être de faire appel à quelqu’un d’autre. J’ai fait des trucs plus savants, qui changent un petit peu, qui sont plus des volumes dans l’espace, si c’est pour faire encore des grosses têtes, n’importe quel groupe de quartier sait un petit peu le faire traditionnellement. " (Jacques Franceschini, plasticien)

" Dès le premier jour, j’ai demandé du matériel et ils me l’ont donné, j’ai demandé le thème et ils m’ont dit, tu es libre de faire ce que tu veux, à partir de là je me suis senti libre. J’étais un peu curieux de savoir quel était le thème et ils m’ont simplement dit qu’il s’agit de faire des bandes pour égayer le carnaval et puisque c’est festif, j’ai opté pour des figures que l’on retrouve dans mes bandes. " (Nabisco, plasticien)

C’est vrai qu’il y a une certaine liberté, c’est vrai qu’avec le carnaval ils n’ont pas donné de directives, on a discuté des objectifs à atteindre, on s’est compris ". (Casset, Cie Côté Jardin)

Mais avant tout la confiance accordée à l’artiste pour mener à bien son projet en tant qu’œuvre permet d’autant mieux de favoriser une relation de transmission. L’équilibre création — transmission n’est alors pas conçu comme un deal, une transaction ou un pacte qui serait d’accorder des moyens de production, un espace de création contre de l’animation sociale, une opération dans des quartiers. Intervenir dans une école ou dans un centre social n’est pas déconnecté du reste, une synergie véritable peut alors s’établir.

" Là on est totalement libre de faire ce que l’on a envie de faire, c’est complexe parce que ce n’est pas des budgets énormes pour pouvoir réaliser cette création, mais avec ça on savait qu’on pouvait le réaliser, on a dit oui, ce n’était pas une question d’argent, si on a fait ce travail là c’est pour pouvoir faire passer ce que l’on voulait faire passer. C’était quelque chose qui était déjà réfléchi à la base et qu’on a laissé le temps de mûrir et puis on voulait vraiment faire une création, on ne voulait pas juste faire de la danse. " (Hamid - Cie Révolution)

Comme tout équilibre, celui-ci est à réajuster de façon permanente et vigilante. Le caractère très lâche de la commande et du thème du carnaval (le fantastique) permet de préserver un champ de travail très ouvert. Cependant une commande reste un cadre et par conséquent une contrainte intériorisée de manière plus ou moins consciente.

" J’avais une commande très floue mais il me semble que j’ai été cohérent dans cette commande, que j’ai bien répondu aux deux chars qu’on m’a demandés de décorer et puis il me semblait que dans les conditions que le maître d’œuvre Musiques de Nuit posait, c’était quelqu’un qui sache travailler avec les autres, qui était capable de travailler avec la récupération, qui sache faire quelque chose de cohérent en vitesse, il me semblait que j’étais cohérent avec ça. " (Jacques Franceschini, plasticien)

" Il y avait une commande assez précise sur le char hip-hop, il voulait un graff Pur hip pour les rouges et un graff Pro hop pour les bleus, essayer de rallier les deux pour suivre au niveau de la chorégraphie du carnaval. Il y a un paradoxe, où on peut faire telle ou telle chose mais en restant un peu dans le cadre. Ainsi pour les lettres du char hip-hop, tu fais une fresque mais il faut un minimum de lisibilité pour que les gens puissent comprendre. C’est pareil pour les personnages de la signalétique, on ne me l’a pas dit, mais comme pour les lettrages, je crois que je l’ai compris, le personnage est un personnage assez rond, pas agressif, il faut faire passer les choses. Pareil pour les costumes, le lettrage et toute la conception graphique pour le costume des danseurs, il a fallu lever un peu le pied sur certaines choses, mais je pense qu'il faut pour faire passer la pilule petit à petit si on veut arriver à quelque chose. " (Blade, graffiti-artist)

Ce paradoxe est moins lié au mode d’organisation ou à la volonté de l’opérateur qu’au caractère événementiel d’une telle opération et à l’ambiguïté du carnaval puisque coexiste ce double principe consensuel et conformiste d’un côté, subversif et effervescent de l’autre. Tout est autorisé a priori mais la préparation induit implicitement que les choses soient bien faites, peut-être trop lissées sans s’autoriser la touche de folie ou le caractère pointu d’une affirmation esthétique ou culturelle. Ce qui n’enlève rien à la qualité du travail et des relations qui auront pu être tissées.

Cadre résidentiel et cadre événementiel

La principale difficulté ne réside pas dans la commande en elle-même mais dans l’équilibre compliqué entre cadre résidentiel et cadre événementiel. Le cadre résidentiel renvoie à une cohérence dans un cheminement artistique, la construction d’une œuvre avec une diffusion par aura. Le cadre événementiel impose une obligation de production sur une période réduite pour une représentation unique et relativement codifiée.

" On a les mains libres, le problème c’est le temps, on ne peut pas vraiment faire un travail complet avec les enfants. On va directement dans le vif du sujet, le but ce sera d’essayer de leur apprendre des chansons, des choses qu’ils pourront faire au moins pour le défilé, c’est évident que si on avait beaucoup plus de temps, on aurait travaillé plus le côté théâtre que le côté carnaval. " (Marianne Clown - Carnaval)

" Le temps est trop court avec les gamins, deux heures par cinq jours, dommage pour certains. Je sens qu’il y a des enfants qui ont envie de continuer, de pousser beaucoup plus loin. Je connais une fille elle est extraordinaire, son clown me fascine moi quand je la vois ça me fait plaisir, j’ai beaucoup appris avec elle. Entre le cadre du cirque et le cadre du carnaval, c’est vrai qu’on est obsédé par les objectifs de ce carnaval, mon principal problème était d’être dans les temps. On est obligé de respecter les règles du jeu. " (Casset, Cie Côté Jardin)

La répétition annuelle de l’événement aide à une fidélisation et à l’évaluation d’une dynamique dans le sens d’une appropriation collective de l’événement.

" Ce que je vois avec beaucoup de plaisir, c’est que mon travail de 96 et 97 est resté. Le carnaval de Bordeaux existe, ça fait partie du calendrier, les gens y font leurs trucs, ils ont appris le peu de technique que j’ai pu amener ici, ils le font, ils créent des choses. Les jeunes dans les centres travaillent vraiment et ils s’y prennent beaucoup en avance. Quand je suis arrivé dans l’un des centres, c’était parti déjà depuis un bon moment, le choix du thème, la confection elle-même. Je me sens heureuse d’avoir amené ça. En 96 Il n’y avait rien, les gens voulaient rester chacun dans leur coin, ils ne sortaient pas de chez eux pour faire la fête ensemble, c’était le boulot de fourmis. Aujourd’hui il y a eu une énorme différence, les gens viennent, ils appellent. " (Wal - Costumière)

Une manière de compenser la double contrainte du temps et de la production limitée propre au cadre événementiel serait de garantir une continuité du travail, autrement dit, des résidences dans la durée.

Si artistes, populations et opérateurs semblent plus ou moins trouver leur compte, la contrainte événementielle engage trois risques principaux.

– Pour l’opérateur, le risque de se transformer en prestataire de service des équipements de proximité et des collectivités, incitant un désengagement de ces structures sur un projet global et plus largement, provoquant l’absence de prise en compte politique du projet.

– Pour les populations concernées, le risque est que les ateliers conduisent à une sélection par le haut, une sorte d’écrémage favorisant l’émergence de groupes amateurs sans que l’ensemble de la population participe à un développement culturel et donc sur un plan global à la reconnaissance d’une émergence culturelle.

– Pour les artistes impliqués, bien que relativement libres dans leur travail, le risque serait de perdre la richesse d’une dynamique engagée, la synergie entre création et transmission, la cohérence d’un projet où le social est tiré vers le haut en posant une exigence artistique de grande qualité tout en prenant en compte la spécificité des formes populaires. Autrement dit, le risque est de tomber dans un déséquilibre où l’artiste s’impose des choix, soit s’appuyer sur un versant artistique en défendant et valorisant son propre projet, soit se laisser envahir par la dimension sociale en acceptant de réduire son intervention à une simple animation.

Relais

Nous pouvons imaginer que la formation artistique qui tira le plus grand profit de l’investissement dans le carnaval aussi bien en terme de projet artistique que de développement d’une forme culturelle sera celle réunie autour des disciplines hip-hop car la majorité des artistes sont de l’agglomération bordelaise et pourront suivre l’évolution des processus.

" Je pense que c’est bien parti et ça me fait vraiment plaisir qu’on ait pu réaliser ce projet là et je sais que ce n’est pas un projet qui va servir à rien du tout, au contraire, c’est un projet qui va donner du rêve et l’envie de réaliser pour d’autres la même chose, le même parcours que nous. C’est vrai qu’on ne veut pas que les gens copient exactement ce qu’on a fait, mais qu’ils se servent de ce que l’on a fait pour qu’ils réalisent quelque chose à eux qui leur appartient et qu’ils transmettent. S’ils voient que c’est une parade semi-professionnelle que ça leur donne l’idée de faire la même chose, qu’ils puissent réaliser aussi ça et donner du rêve et du plaisir à d’autres jeunes. " (Hamid - Cie Révolution)

Se pose alors d’autres questions : quels relais peuvent être mis en place, sur quels lieux peut-on s’appuyer, quelles dispositions prendre dans le sens d’une continuité d’un travail en ateliers, avec quels encadrants ?

" Il y a très peu d’ateliers hip-hop qui se mettent en place dans le sud de la France parce que les intervenants doivent posséder des diplômes ou une certaine notoriété. Nous on a pu faire ce projet là parce qu’on a prouvé, qu’on avait une expérience et une formation (voyage aux États-Unis, tournée au Maroc, scènes et ateliers au niveau national). J’espère que plus tard, il y aura d’autres intervenants parce que la plupart des jeunes qu’est ce qu’on leur fait faire, des sorties de pêche, des sorties cheval, et on privilégie les petits, les grands on les laisse un petit peu à part, ils ne s’y retrouvent pas. Il faut trouver des relais, des salles. Ils vont être confrontés eux-mêmes aux problèmes que nous avons vécus. Il faut qu’ils se battent et qu’ils avancent, c’est un défi, constamment. Ils en ont pris conscience, il faut le prendre avec un esprit positif. Il faut qu’ils soient unis et groupés à cinq/six entre bonnes personnes, qu’ils s’entendent bien, qu’ils soient bien soudés, qu’ils aient un esprit de groupe positif même s’il y a des personnes qui n’ont pas le même âge ou pas la même vision au départ et construire quelque chose ensemble. Il faut des scènes et des moyens, ce carnaval va faire prendre conscience à des gens qui ont les moyens de mettre en place des scènes, de mettre en place des ateliers qu’il y a une demande et qu’il y a des jeunes qui sont là et qui attendent, qui ne veulent pas être assistés mais qu’on puisse les soutenir comme n’importe quelle compagnie, leur donner des subventions, leur donner les moyens d’avoir un lieu, au niveau administration leur donner les moyens qu’ils puissent avoir une ligne téléphonique, un bureau, à la comptabilité qu’ils puissent être bien entourés pour qu’ils puissent avancer. " (Hamid - Cie Révolution)

Les artistes participant à la préparation de l’événement contribuent au carnaval comme œuvre collective, tous ne se positionnent pas de la même manière parce que les modes d’intervention inhérents aux disciplines sont différents mais aussi parce que certains projets esthétiques, artistiques et culturels sont plus ancrés que d’autres dans un espace social.

" Quand on fait ce boulot là et quand on monte des œuvres collectives comme le carnaval qui ont une telle incidence de société, il va y avoir une nécessité de prendre en compte une évolution des savoir-faire et des désirs des gens qui participent à ce carnaval aussi et qui évoluent avec nous, les gens dans les centres sociaux. Ce qu’il serait intéressant d’analyser, c’est de voir pourquoi il y a 350 personnes qui participent au carnaval sur un centre social et 7 sur un autre alors que se sont des bassins de population. Je crois que la première réaction des structures, c’était de voir les animations, je crois qu’en plus il ne faut jamais systématiser, tout de suite on a vu la différence entre différentes villes, ça vient de la façon dont les gens ont reçu l’événement ou la manière d’envisager un festival différemment. " (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

L’accroche semble effectivement n'est pas très simple pour les animateurs des structures de proximité. Nous connaissons en partie les raisons invoquées entre la " prise " du quotidien et les pesanteurs structurelles. Ce n’est d’ailleurs pas leur rôle de porter à ce niveau une exigence artistique. Par contre, se serait dans leur mission de prendre en compte une éducation populaire. Nous revenons sur le sens d’une totalité dans le travail sur les formes populaires qui ne sépare pas forme esthétique et forme sociale.

" Je sens que certains enfants sont hyper intéressés, je ne leur pose pas la question mais je cherche à savoir pourquoi ce gamin il s’accroche, est ce parce que l’on est pas d’ici ou c’est le travail qu’on fait qui les intéresse puisque le métier de clown ça se fait aussi en Europe, ça ne fait pas partie de la tradition africaine. J’essaie de discuter avec deux, trois encadreurs. Ils m’ont dit que ça leur avait beaucoup plu que ça les avait intéressés. Mais à chaque fois on n'a pas très approfondi quand j’ai posé la question aux animateurs de savoir comment ils voient le travail, comment ils ont vécu ça, qu’est-ce que ça leur a fait, sur la méthode de travail, etc. Ils m’ont dit que ça s’est bien passé. Je leur ai demandé si ça ne les avait pas trop frustrés la manière dont on travaille ou si ça ne rentrait pas dans les règles, ils m’ont dit que ça allait, ça s’est bien passé, ils ne m’ont pas critiqué. " (Casset, Cie Côté Jardin)

" Souvent, il y a les animateurs qui participent, qui font les exercices et l’échauffement avec toi, qui apprennent la chanson pour la parade mais après pour les exercices, ce n’est pas leur métier, ils ne l’ont pas appris, ça reste dans la tête des gamins et puis même pour eux, de voir qu’il y a une forme comme ça de travail, d’approche de création, après… " (Marianne, Cie Côté Jardin)

" Moi j’ai vu un animateur à Florac qui a eu l’idée de continuer avec les enfants de l’atelier parce qu’il a envie de monter un petit théâtre des enfants, pour les enfants, donc là il y aurait une suite, parce que le stage lui a donné encore plus d’envie de continuer cela. D’autres te disent, la réalité ici, il y a tellement d’activités qui sont proposées, il y a aussi un problème de temps, autant les enfants que pour tout mettre en place, que ce ne sont pas des idées que l’on peut reprendre tout de suite et continuer parce que c’est un travail où il faut consacrer une bonne partie de son temps à cela pour avoir quelque chose qui ressemble à de la qualité. "(Mokhtar, Cie Côté Jardin)

Public captif, public actif

La question n’est pas de savoir si les structures sociales se doivent de relayer ou non des ateliers-résidences mais comment peuvent-elles le faire et cela autrement qu’en ouvrant une salle et en amenant un " public ". Au point où certains artistes en viennent à souhaiter travailler dans d’autres conditions.

" Avec un centre d’animation les gamins ne sont pas forcément motivés ou ne sont pas forcément prêts à telle ou telle chose, sauf si on s’y emploie longtemps avant, mais de part mon expérience je sais très bien que si on leur présente le projet en septembre, ils ne savent pas du tout s’ils vont le faire ou pas ; par contre si tu leur mets une affiche la vieille ou l’avant veille, ils t’appellent le matin pour te dire on passe l’après-midi. Par contre à l’école ouverte les gamins accrochent plus, au nouveau suivi c’est plus conséquent, ils ne viennent pas que pour la matinée et lendemain on oublie, il y a un travail qui est fait auparavant, il y a le travail pendant, il y a le travail qui se fait après, puis il y a possibilité de prolonger ensuite, au niveau de la valorisation du travail du gamin c’est important, pour la valorisation du travail de l’intervenant c’est important, et du professeur aussi c’est très important.

" J’ai toujours eu affaire, ce qui était ma déception, à des centres d’animation, alors qu’au départ un enfant qui va au collège c’est aussi celui qui va au centre d’animation, je préfère à la limite prendre celui qui va au collège parce que ça enlève au gamin le cadre trop institutionnel. Je préfère un gamin qui dise "avec le collège on a été faire du graff" on a été peindre, qu’un gamin qui dise "avec le centre d’animation on a été taguer", même si le travail est quasiment le même, au niveau des yeux de l’enfant ce n’est pas pareil, si je peux ce jour là lui avoir donné une certaine idée et lui avoir montré qu’à l’école ce n’est pas que le prof et le directeur et les parents de l’autre côté mais qu’avec l’école aussi on fait du graff. Si l’école reconnaît la chose c’est que finalement ce n’est pas du vandalisme et si moi en plus je viens rajouter ma sauce en disant, voilà si tu veux faire honnête il faut travailler, il faut faire ceci, cela, le gamin il sort de là, il n’a carrément plus la même idée sur le graff ou sur autre chose, et il peut aborder d’une autre manière, il peut essayer de s’intéresser à ce qui se passe à côté. L’école les gamins ont accroché très vite ce n’a pas été très compliqué au niveau de l’utilisation de l’aérosol, pour les professeurs, c’était tout nouveau pour eux, beaucoup ont souhaité continuer sur un autre travail que ce soit sur des logos ou des choses comme ça avec d’autres élèves, donc il y a eu le contact avec beaucoup de professeurs d’art plastique et ça m’a fait plaisir parce que les professeurs n’étaient pas obligés de venir en école ouverte pendant les vacances scolaires. Si les profs étaient là avec leurs gamins c’est que les profs étaient motivés et que les gamins y étaient aussi, c’est le plus gros travail qui est fait avant qu’ils viennent, donc forcément après tout dépend de moi, si je suis assez pédagogue ça ne peut que rouler ". (Blade, graffiti-artist)

Ici beaucoup de questions sont posées, la cohérence dans laquelle s’insère l’intervention artistique, l’avant et l’après dans la continuité du projet ; la connaissance et la compréhension du travail comme travail sur une forme artistique sur laquelle peut s’instaurer une ouverture, une relation pédagogique ; la sensibilisation et l’entrée des participants non en tant que public captif mais public actif (démarche autonome), l’espace dans lequel s’inscrit l’atelier suivant qu’il est assigné à un territoire ou non, consacré à une fonction précise ou non.

Le public peut ainsi changer d’une séance à l’autre sans possibilité d’un suivi même sur une période courte.

Là on nous dit qu’il y a un demi-atelier, on a fait un atelier où il y a quinze gamins. Aux dernières nouvelles on nous dit qu’il n’y en a que deux qui pouvaient défiler avec les clowns ou trois, c’est dommage qu’on ne puisse pas défiler avec des enfants qui ont travaillé dans le cirque et ont fait beaucoup de choses très intéressantes. On nous dit que c’est parce qu’ils sont inscrits avec leurs parents à défiler dans le char au niveau de leur quartier. Là les enfants aimeraient continuer à travailler avec nous mais on était obligé de respecter le temps et ne pas trop les retenir… (Casset, Cie Côté Jardin)

Si l’atelier-résidence se comprend comme lieu d’une rencontre privilégiée entre le cheminement d’un artiste et l’évolution d’une forme populaire, la liberté de l’artiste et la liberté de la population doivent pouvoir être assurées. En l’absence de prise en compte de ces paramètres, bien souvent il revient à l’artiste de jouer le rôle de médiation, est-ce sa fonction ?

" Il y avait des endroits où les MJC étaient fermées parce qu’il y avait des jeunes qui avaient tout cassé, nous on s’est dit ces endroits là, ils ne faut pas lâcher, il faut qu’il y ait des jeunes qui soient là pour la parade. Dans un autre centre, il n'y avait personne qui voulait prendre des dispositions, c’était dur de faire des ateliers parce que ça avait chauffé avec certains jeunes et on voulait à tout prix qu’il y ait des ateliers dans tous les endroits de Bordeaux à peu près. On n’était pas quinze intervenants, on était juste sept en sorte de regrouper certaines cités, certains quartiers mais regrouper et de faire venir que des jeunes qui étaient motivés qui avaient envie de rentrer dans ce projet qui avaient envie de s’investir. Au début on a rencontré plein de jeunes qui sont venus. Il y en avait qui venaient pour s’amuser, pour s’éclater parce que son copain était là mais ils n’ont pas pris conscience eux que c’était plus important encore. Alors ça fait qu’on a fait un peu une sélection, on a pris les meilleurs, ceux qui se débrouillaient le mieux et on s’est retrouvé avec une centaine de jeunes et là ça tient tout à fait la route et ça me fait vraiment plaisir de les voir à la fin d’une répétition faire un free style, s’éclater, vivre, rigoler tous ensemble, c’est un pari, là ils ne se rendent pas compte. On les a tous réunis alors que jamais ils se sont rencontrés, jamais celui qui habite aux Aubiers il n’est jamais parti à Cenon ou Lormont, peut être qu’il a rencontré des jeunes comme ça de vue mais ils n’ont jamais vécu quelque chose ensemble. " (Hamid - Cie Révolution)

Le lieu de l’atelier-résidence est là où réside le travail disions-nous en début de chapitre. Autrement dit ce n’est pas le lieu qui détermine le travail mais le travail qui crée un lieu, le lieu d’une mobilité spatiale et symbolique. Le corollaire de cette proposition est que l’activité ne peut pas être comprise de l’extérieur. L’atelier-résidence ne correspond à aucun présupposé, identification ou assignation, il est l’histoire d’une rencontre en train de se faire. Rencontre entre des individus, rencontre entre des univers grâce à un certain rapport au travail, à la matière et aux formes.

Or, lorsque nous posons la question du relais, c'est-à-dire d’une cohérence dans la durée, nous tombons vite dans une problématique de lieu en terme d’assignation (social, géographique, etc.). L’artiste qui se retrouve seul à porter la cohérence d’un projet doit alors jouer le rôle de médiateur. La médiation devrait être l’œuvre d’une vision d’ensemble dans la cohérence d’un travail sur la matière et les formes.

La préparation du carnaval marque la primauté accordée à la démarche artistique. Il semble que c’est autour du choix d’une démarche artistique que s’est construit un ensemble plutôt que d’intégrer des artistes dans un projet prédéterminé.

Cette volonté porte l’ambition de contribuer à la construction d’une œuvre collective. Le bon fonctionnement d’atelier-résidence implique cependant une vigilance constante même si les pratiques engagées relèvent toutes d’une très haute exigence et compétence.

 

L’univers de l’atelier

La réciprocité du don

Un des principes de l’atelier-résidence s’appuie sur une liberté et une capacité d’adaptation réciproques. Cela concerne donc aussi bien les participants que les intervenants. Nous parlons bien d’une histoire de rencontre, non d’une transmission des savoirs à sens unique. La relation de réciprocité entre artistes et participants n’est pas une simple relation d’échanges mais s’apparente plus à la relation de don. Cette notion dévoile une forme fondamentale de l’échange général.

Une répétition " révolutionnaire "

Ouvrons ce chapitre par un exemple de répétition en atelier. La centaine de jeunes danseurs encadrés par la compagnie Révolution répète pour la dernière partie de la préparation du carnaval dans le gymnase du stade Lescure. La foule des danseurs à vite fait d’occuper l’espace. Une assemblée hétérogène provenant de toute l’agglomération bordelaise. Plusieurs choses surprennent justement. Difficile de savoir qui vient d’où, les groupes sont mélangés, une même passion de la danse semble tous les réunir.

De même pour la diversité des aptitudes, des âges et des morphologies. Chacun peut s’inscrire dans le mouvement à sa manière, il n’y a pas de credo ou de catégorie préalable, ni de tenue vestimentaire exigée même si pour des raisons pratiques le survêtement et les baskets sont de rigueur.

" Dans la parade on se retrouve avec peut-être soixante-dix filles et vingt-cinq garçons. Il y a des jeunes de 13/14 ans qui se débrouillent très bien, des garçons aussi bien que des filles. Les garçons c’est très physique, au niveau du free style, des solos, les garçons étaient vraiment forts et les filles avaient cette peur d’y aller. Ce qu’on s’est rendu compte c’est qu’au niveau des chorégraphies, de la synchro, les filles étaient parfaites, les garçons un peu moins. On commence à repérer ceux qui ont une bonne façon d’attaquer le sol, qui commencent à avoir leur propre style petit à petit et après ils vont éviter de copier, ils vont transformer leur savoir-faire en autre chose, une autre gestuelle, on a tous des corps différents, on est tous constitués différemment, même quand on fait le même mouvement il n’est pas fait pareil, jamais. " (Hamid - Cie Révolution)

Pendant les moments de pause la salle ressemble à une immense cours de récréation… des cordes à sauter apparaissent, c’est le double-dutch, discipline hip-hop très peu présente sur scène. Chacun s’exerce individuellement ou collectivement en danse debout ou au sol, là un duo de up-rock se forme, là des six-step, là des ondulations, là un scorpion, là des tracks. Ceux qui n’entrent pas dans la danse, regardent attentifs. Alternativement le public est danseur, les danseurs public. Échange naturel des savoirs, une réciprocité du don, un enseignement réciproque dans cette manière de se détendre tout en travaillant. Ni entraînement sportif, ni activité de loisir, ni travail à la chaîne, Les moments de pause sont tout sauf une pause.

L’entraînement reprend, c’est le moment du travail chorégraphique et cette joyeuse foule se discipline en deux rangées qui défilent parallèlement. D’un clap de main Hamid prend la parole et le silence s’obtient sans grande difficulté. Silence impressionnant après l’apparent désordre de tout à l’heure.

Ce contraste pourrait surprendre entre la liberté des pauses et la discipline de l‘entraînement. Il s’agit pourtant bien de la même forme hip-hop qui possède cette qualité de laisser une large plage à la liberté individuelle tout en étant très codifiée dans sa gestuelle.

La troupe s’égaille de nouveau et reprend le défilé en deux lignes sur un son funky envoyé par le D.J. La coordination des pas manque de précision, ce n’est pas si facile de danser à 100, mais les automatismes semblent entrer progressivement.

Ce que nous soulignions précédemment : le cadre événementiel, la nécessité d’arriver à un produit fini relativement bien construit à l’esthétique lisible dans un temps restreint, poussent les intervenants à brûler les étapes, du moins à intervenir de manière plus directive. Malgré cette contrainte, ils cherchent à préserver les principes de base d’un espace de recherche et une formation à l’autonomie.

" Pour que ça puisse être réalisable, si on avait dû préparer ça en un mois tous ensemble on n'aurait jamais pu, c’est quelque chose qui était déjà réfléchi depuis deux, trois ans. Il y a beaucoup de jeunes qui découvrent la danse, on ne peut pas leur demander de s’investir et de choisir la musique, les pas de danses, parce qu’ils n’ont pas encore la maturité qu’il faut. On sait qu’on est obligé de leur amener le bagage, le matériel. Dans un premier temps, on a tous fait comme ça, on a copié sur d’autres, à travers ça plus tard ils vont exploiter leur propre style, on va les pousser avec ces bases là à ce qu’ils puissent réaliser des chorégraphies, leur propre travail. C’est pour ça qu’on ménage deux temps. D’un coté les différents intervenants posent des chorégraphies, telle technique. D’un autre côté on les pousse au niveau du free style, qu’ils improvisent, qu’ils fassent ce qu’ils savent faire. On espère que plus tard qu'ils puissent continuer à chercher, à avoir cette envie de danser, d’approfondir. " (Hamid - Cie Révolution)

En fin de séance vient le rituel du free style, à la fois moment de détente après le dur labeur, mais aussi moment de régulation et de redistribution des compétences à la codification complexe. Ni totalement travail formalisé, ni totalement détente débridée, là encore un autre moment d’exercer le mouvement et sa passion. Deux grands cercles se forment. Toujours la réciprocité entre danseur et spectateur, le cercle des spectateurs composé de danseurs soutient, motive et donne le rythme en claquant des mains. Un danseur se lance dans le cercle, il se doit de présenter le meilleur de lui-même : ses nouvelles acquisitions techniques, trouvailles personnelles. Bref il expose sa recherche individuelle, son style, sa griffe dans la manière d’engager les pas de danse.

Chacun peut présenter sa spécialité, danse debout ou danse au sol, se démarquer, c’est le défi où deux ou plusieurs danseurs évoluent en même temps tout en se jaugeant.

" Dès le début on leur impose d’être en ensemble, en groupe et d’un autre coté de pouvoir faire du free style, entrer dans les cercles, ne pas avoir peur, et improviser. Par exemple il ne faut pas qu’ils se jettent comme ça et qu’ils fassent des grosses figures (figures de break au sol), qu’ils sachent passer par le pas de préparation (up-rock), qu’ils puissent descendre, et faire des bons six-step et tout le travail des pieds, qu’ils puissent faire les phases en évolution, qu’ils puissent passer toutes les étapes parce que c’est un tout. L’esprit du cercle ça en fait partie, s’ils oublient, ils vont entrer dans un moule sans pouvoir faire toutes les techniques. " (Hamid - Cie Révolution)

Bien sûr les plus expérimentés ont tendance à entrer plus facilement et plus souvent dans le cercle. Mais les débutants sont soutenus avec la même vigueur. Pas de discrimination, une jeune fille de forte corpulence, danse avec une camarade plus mince. Des filles ou des garçons, des grands ou des petits, cela ne fait aucune différence. Ce qui est important, c’est de montrer le chemin parcouru, le travail fourni, sa personnalité, même si la virtuosité et la technique comptent aussi.

Ainsi c’est un moyen d’échanger, de trouver des repères par rapport aux autres, de progresser. Des chorégraphies collectives sont aussi présentées, il s’agit des groupes qui ont travaillé dans leur ville des pas de danse et les présentent.

La géométrie du cercle symbolise l’esprit d’une unité en construction. Pour que les éléments s’assemblent dans une totalité qui fait sens, il faut qu’ils commencent par se distinguer dans une affirmation individuelle. De cette rencontre conflictuelle où chacun se positionne dans un défi naît la prise de conscience que ce combat est un combat collectif pour défendre des valeurs communes. Cette alchimie complexe entre l’individuel et le collectif, la confrontation et l’unité, l’élément et la totalité, caractérise l’état d’esprit " hip-hop " mais peut être plus largement est constitutif de la structuration d’une forme populaire.

Les danseurs de la compagnie Révolution entrent aussi dans le cercle, une manière de dire et de rappeler qu’eux aussi ont été à cette école de la rue et gardent toujours le lien avec cette manière basique et pourtant complexe de transmettre les codes de la danse. Une manière d’instaurer le principe d’égalité, d’accepter la confrontation du défi en prenant le risque de se faire jauger, mais en assumant ce rôle de repère.

Juste avant le jour J, dans le grand Hangar 5 sur les rives de la Garonne a lieu la répétition générale des danseurs du défilé hip-hop. Jusqu'à maintenant, il n’y avait pas d’espace fermé suffisant pour mettre en volume le travail chorégraphique de la compagnie.

La centaine de danseurs sont répartis suivant les deux files qui séparent les purs " hip " et les pros " hop ". Entre les deux les danseurs professionnels de la compagnie Révolution assurent à la fois le lien physique de la cohérence scénographique et symbolique du message d’unité.

Le défilé est composé de deux groupes ou équipe d’une cinquante de jeunes qui marchent en deux files parallèles, se rencontrent, s’affrontent et se réunissent. Pour la parade, il y a deux types de marche : des figures géométriques dans l’espace où ils se croisent et une marche groove composée d’un ensemble de cinq pas. La marche est alternée de défis collectifs où les deux groupes bleus et rouges s’affrontent en cercle à travers des chorégraphies suivant quatre cycles de danse représentant les techniques de base : les danses en top-rock, le boogaloo constitué de plusieurs techniques de danse debout (tétris, égyptien, etc.), le break (danse au sol), est rajouté un quatrième cycle qui fait un mixage et un brassage de tout. A la fin du défilé, tout le monde se retrouvera sur une estrade pour un free style géant. La danse est rythmée par une musique mixée en live par le D.J. : disco, électro, les vieux sons des années 70/80 comme le fameux Grand Master Flash qui marque avec son Message les origines du hip-hop. Le défilé représente donc également l’occasion d’exposer à travers la danse et la musique, un raccourci de la variété et de l’évolution des disciplines hip-hop aussi bien pour sensibiliser un large public que servir de repère pour les jeunes participant à l’atelier.

" On avait écrit une histoire sur les purs " hip " et les pros " hop " qui étaient sur la planète zulu, qui se battaient, qui se déchiraient, on a mis en place un conflit pour arriver à une unité. C’est vrai quand on a commencé la danse, on se faisait la guerre, mais c’est à travers cette guerre qu’on a compris qu’il fallait s’unir pour pouvoir avancer et c’est ce qu’on transmet dans ce spectacle Trop puissant. Au début ça commence par un conflit entre les purs " hip " et les pros " hop ", un groupe en bleu, et un en rouge qui se battent à travers la danse et à la fin on transmet le message d’unité, on les fait tous se réunir et ils vivent un moment fort pour leur montrer que ce combat ne sert à rien et ne mène à rien puisqu’ils ont des visions différentes mais il vaut mieux qu’ils s’unissent puisqu’ils défendent les mêmes valeurs de respect, d’unité, cet esprit de famille. La culture hip-hop c’est montrer que les jeunes sont là et qu’ils existent, qu’avec cent dix personnes qui sont positives on peut faire vibrer un public. On voulait que ce soit une création où les jeunes puissent atteindre un niveau semi-professionnel, pas des danseurs qui avancent sur une musique mais un spectacle du début à la fin, avec une mise en scène, une recherche musicale. Au niveau des autres intervenants (D.J., narrateur, costumières) on a essayé de s’entourer des meilleurs, des gens qui étaient déjà assez murs et qui avaient fait un travail avec d’autres chorégraphes. " (Hamid - Cie Révolution)

Lieux et mixité des publics

La liberté commence par la diversité du profil des participants, de la provenance (sociale, géographique). Cependant, comme nous l’avons noté, le lieu où se déroule l’atelier influence grandement le type de public suivant que ce lieu soit catégorisé " social " ou " culturel ".

Réfléchir en terme de fonction du lieu nous ferait entrer dans une explication causale : il y aurait tel public pour tels lieux culturels et tel public pour tels lieux sociaux, pour telles raisons. Nous pouvons imaginer si des jeunes et des artistes s’engagent, les fondements de cet engagement sont d’une autre profondeur.

Le principe de l’atelier-résidence implique que l’on ne peut pas définir ce qui s’y déroule en partant d’un cadre extérieur mais de l’intérieur même de la situation qu’il provoque. Cette situation ne serait pas de l’ordre d’une conséquence sociale ou artistique mais d’une création sociale et d’un travail artistique.

Idéalement, cela se traduirait par le fait qu’un public du centre ville puisse assister à un atelier en périphérie, l’atelier en centre social ne devrait pas uniquement concerner la population du quartier. De même l’atelier dans un lieu culturel consacré comme l’école de musique ou le musée d’art contemporain ne devrait pas toucher qu’une catégorie de personnes.

Notons que ce principe est difficile à réaliser. D’autre part, il semble plus facile pour un lieu culturel de s’ouvrir sur un public socialement différencié que pour une structure dans un quartier populaire. Ainsi les ateliers animés par la fanfare cubaine dans les écoles de musique n’accueillaient pas uniquement des élèves de l’école, de même pour l’atelier au centre d’art contemporain dont les participants sont venus dans le cadre d’une collaboration avec différentes structures.

Ce dernier lieu par exemple crée une ambiance particulière. La voûte imposante au dernier étage du musée inspire apparemment plus au recueillement qu’à l’animation d’un atelier d’enfants. Sans doute cela n’est pas sans influence sur l’ambiance plutôt studieuse qui règne sur la confection des déguisements. Les habillements sont conçus suivant le principe de l’accumulation, : bandes de journaux, éponge, tissus s’assemblent en habits d’un univers fantastique que les enfants s’empressent d’essayer.

Des rencontres surprenantes aussi se produisent comme dans les locaux de l’Association des Paralysés de France entre les enfants d’un centre d’animation et les handicapés. Selon la technique du pochoir, des ponchos qui habilleront les handicapés sont décorés par les enfants à la peinture aérosol. Wal, la costumière du carnaval apporte son savoir-faire pour décorer de paillettes les tubes flexibles qui viendront transformer les fauteuils roulants en drôle d’animaux.

Le lieu de répétition de la Cie Révolution, le gymnase du stade Lescure (voir plus haut) offre un espace de regroupement échappant à une assignation territoriale ou une prédétermination sociale. Malgré la centaine de jeunes présents, une harmonie étonnante règne. Globalement, les jeunes auraient été très peu concernés par l’événement s’il n’y avait pas eu ce travail qui touche d’ailleurs une tranche d’âge étendue, du pré adolescent au jeune adulte.

Notons également que l’aspect inter-générationnel est bien plus vaste pour les ateliers des écoles de musique que dans les structures de quartiers.

La préparation du carnaval s’est déroulée durant le temps des vacances scolaires. Comme le notait le graffiti-artist qui est intervenu dans le cadre des écoles ouvertes, le public est paradoxalement plus libre et diversifié à l’école que dans un centre d’animation.

Si tout le monde est libre de s’inscrire et de participer à un atelier, nous voyons que cette liberté est plus ou moins facilitée alors que c’est une base incontournable dans la réciprocité des échanges.

Cependant deux éléments viennent atténuer cette influence du lieu : la capacité de se concentrer sur un rapport au travail crée un espace en soi dégagé des contraintes du lieu ; la diversité des lieux d’intervention sur un plan géographique (villes de rive droite et de la rive gauche) et institutionnel (école de musique, centre social et d’animation, centre d’entreprise, collège, etc.).

Enfin l’existence cette année d’un lieu central " neutre " dans sa position géo-institutionnelle, le Container, à la fois lieu d’ateliers et quartier opérationnel de l’événement a favorisé un échange des publics.

Au final le carnaval a touché une grande diversité de la population mais peut-être est-il plus représentatif d’une juxtaposition des publics des différents ateliers qu’une rencontre au sein des ateliers d’un public diversifié.

Le principe de liberté sous-entend que chacun puisse trouver et prendre une place sans discrimination ou distinction. Ce qui importe, c’est la démarche, une aptitude à s’engager dans un travail, non une appartenance ou une apparence.

Principe de réciprocité

Nous appelons sous-cadre, l’espace particulier créé par le travail en atelier. Il se place à l’intersection du cadre primaire d’une forme populaire (rites sociaux, processus d’intégration et d’individuation) et du cadre secondaire de la résidence (rapport au travail, processus de recherche créatif, mise en visibilité d’une forme). Il n’est pas facile de concilier dans un même mouvement ces deux dimensions : la compréhension et la prise en compte des interactions propres à une forme populaire et l’exigence artistique d’un travail sur la matière déconstruisant et reconstruisant les formes.

" Tout dépend de la prédisposition de l’artiste lui-même, si mentalement il est déjà riche du milieu qu’il va intégrer, cela va sans dire que le jet se produira parce dans chaque homme qu’il soit adulte ou enfant, il est tapi quelque part et entend sortir. Une fois que le contact est là, le thème, le sujet est développé devant les enfants, les matériaux sont bien étalés, ils ne cherchent qu’à s’exprimer. Et ça, c’est bénéfique pour moi, ça m’apporte beaucoup parce que les deux concepts sont là, non seulement l’effort qu’ils mettent à comprendre à appréhender les thèmes qu’on leur développe, l’effort qu’ils mettent à produire quelque chose, mais au-delà de tout cela, ce qui émane de ce regroupement d’individus que je vais intégrer, que cela soit sur une journée ou une demi-journée, durant ce temps là c’est un temps intense de communication, de questions curieuses et qui ouvre forcément la porte quelque part pour le jeune de découvrir le monde à travers les arts, à travers les expressions picturales. " (Nabisco, plasticien)

Cet espace particulier représente l’occasion de tisser des relations inédites, à la fois cadrées selon un minimum de règles de conduite portées par l’exigence du travail mais aussi la plus libre et ouverte possible afin de favoriser une rencontre.

" C’était la première crainte des professeurs, qu’après l’atelier le collège soit tagué le lendemain, certains me l’ont dit texto, d’autre non, j’ai vu des proviseurs très ouverts qui ont très vite accroché et qui n’avaient aucune crainte. Au niveau des gamins qui risquent de déborder c’est un peu mon rôle à moi, si je fais bien passer le message comme il faut, il ne devrait pas y avoir de débordement même si on ne contrôle pas tout. Ca m’est arrivé de faire des murs en commun avec des ateliers sur Lille avec les jeunes des quartiers, on avait un mur pour s’exprimer, on leur donnait un petit coup de main technique et il n’y a pas eu de débordement, après se sont les intervenants, c’est par rapport à leur pédagogie. "(Blade, graffiti-artist)

Pédagogie du mouvement

La présentation des modalités d’intervention des artistes en atelier nous montre la richesse des approches. A la fois, il n’y pas une méthode ou une recette, chacun construit son approche suivant sa personnalité, son expérience, les particularités de sa discipline. Pourtant une unité pédagogique apparaît dans le respect mutuel et la réciprocité des échanges. C’est connaître en mesurant son ignorance, s’accomplir en mesurant son inachèvement.

" On a travaillé sur l’imagination. Il y avait un enfant qui était très imaginatif, il raconte tout le temps des histoires. Mais quand on faisait ces exercices là, rien ne venait. Il flambait dans le centre quand tout le monde était là alors que ceux qui étaient les plus pondérés étaient les plus imaginatifs et lui qui était le plus exubérant, sur la scène était le moins imaginatif et il retournait énervé. Il a fallu d’un petit exercice pour qu’il voit un peu ses limites et je suis sûr qu’arrivé chez lui il aura réfléchi et pu prendre un nouveau départ par rapport à sa propre vision des choses. Du coup c’est une autre valeur qui va s’ajouter à lui et donc se sont des choses psychologiques comme ça qu’il est très intéressant de déclencher chez ces enfants là. " (Mohkrtar Clown - Carnaval)

" Lorsque des gens d’ailleurs débarquent dans un centre, dès qu’on arrive, ils nous regardent bizarrement, mais dès que les ateliers ont commencé, le contact passait. Il n’y a pas de séparation. Dans le travail on a voulu laisser tout un chacun aller dans sa sensibilité, de faire ce qu’il a envie de faire, qu’il n’y ait pas trop de garde-fou. " (Casset, Cie Côté Jardin)

" J’avais deux sortes d’enfants dans mes ateliers : il y ceux de l’hôpital de jour qui avaient des problèmes, ils avaient du mal à s’exprimer et puis il y avait un deuxième groupe d’enfants des quartiers qui sont les enfants un peu difficiles. Le premier groupe, ils étaient en groupes réduits avec une animatrice formidable. Je leur ai à peu près appris à faire toutes les techniques que j’employais, ce qui m’a surpris même parce que j’avais un petit peu peur au départ, j’ai réussi à faire souder des enfants qui avaient du mal à s’exprimer, j’ai réussi à leur faire faire des choses et j’ai été très content de les rencontrer. Ces enfants de l’hôpital de jour on ne les voit jamais, se sont des enfants que l’on considère un peu comme des légumes, ils ne sortent jamais. Je leur donne l’opportunité de travailler et de voir que leur travail peut être utile. Là ils voient que c’est pour décorer, que ça servira, que ça sera vu par d’autres gens. Le deuxième groupe, les enfants un peu plus difficiles, les enfants de banlieue comme on dit, la première fois c’était un peu difficile, je ne savais pas trop comment les aborder, par quelle activité ou par quel concept les prendre, alors qu’après tout moi je suis un simple individu, je suis là pour qu’il y ait un échange, on est là pour faire une œuvre commune. Peut-être aussi si l’animateur participait à l’activité... Puis la deuxième et la troisième fois spontanément ils ont demandé à travailler, à participer, et ça s’est très bien passé, ils ont bien voulu faire de la soudure, m’aider simplement à entortiller les bouts de fil de fer qui était un travail très répétitif, un travail répétitif qui est une sorte de travail de mosaïque quand toutes les choses sont assemblées les unes à côté des autres ça fait beau comme ils disent. J’ai un petit truc maintenant dont je me ressers, c’est que quand ils ont fait une activité un jour, le lendemain je leur demande d’être eux les professeurs, c’est eux qui font la leçon qui apprennent à leurs copains. C’est un petit truc qui permet de décoincer beaucoup de choses, et qui permet d’avoir une sorte de construction théorique du travail, ça permet de formaliser leurs idées, le fait qu’ils se posent, qu’ils ne disent pas n’importe quoi pour que les autres comprennent. Et ça ils ont peut être réussi à le comprendre qu’il fallait être plus humble, peut être. " (Jacques Franceschini, plasticien)

Le sens d’une totalité et l’éducation au rêve

Il s’agit de donner sens aux actes dans la compréhension d’une totalité. Dans les ateliers de la fanfare de cuba, le chef dirige son orchestre d’une main assurée. Malgré la barrière de la langue, ses paroles sont bien répercutées et sans hausser le ton dégage une autorité certaine. Les musiciens de la fanfare sont répartis dans l’orchestre et assurer ainsi une harmonie générale. Ce n’est pas simplement une présence technique. Ils se distinguent par les solos des cuivres qui donnent une autre chaleur musicale. Ainsi une cohésion générale émerge, nous retrouvons ici le sens d’une totalité qui bat en rythme.

" Ce que nous avons fait au niveau des ateliers c’est une petite fanfare, une petite banda de quatorze et dans laquelle nous incluions des musiciens d’autres bandas pour faire une vraie banda. Les élèves étaient entre les musiciens cubains de manière à faire une vraie banda parce que dans une banda, il n’y a pas juste deux cuivres et deux trompettes, il y a au moins, quatre, cinq, six trompettes, afin de recréer une vraie banda avec une moitié de cubains dedans. Ca reprend aussi le sens de communion et de cohésion, le fait que les musiciens jouent avec. " (A. Castillo Penalver, Banda de Santiago de Cuba)

En atelier, tout n’est pas réalisable mais avec un peu d’imagination, on peut faire beaucoup avec pas grand chose.

" Moi se sont de petites choses, ma technique c’est plutôt montrer comment réaliser un rêve c’est tout. Ce n’est pas dire, je vais faire une poupée énorme, non, c’est faire sortir quelque chose du dedans. J’avais une petite fille tout à l’heure, elle avait froid dans son manteau. J’ai commencé à lui montrer mais elle n’aimait pas, et d’un coup j’ai compris, elle veut rire, elle veut que ça soit créé autour d’elle et j’ai pris une plume, un bout de tulle, je l’ai entourée avec et elle s’est vue elle-même en princesse. Là elle va sortir d’elle-même quelque chose qui devient réel. Il y aura aussi beaucoup de papillons parce qu’ils demandent à s’envoler. A partir d’une petite idée, tu commences à transformer, transformer avec de l’imagination, c’est très simple de pouvoir créer des choses. Sur demande je vais dans un centre. J’étais cette année pour la première fois dans un centre d’animation de la SNCF, c’était doux, harmonieux, les enfants n’avaient pas encore d’idée. Dans une après-midi on a discuté sur un thème, sur ce qu’ils voulaient les garçons et les filles, on a commencé à le faire, on l’a fait, ils ont construit un modèle eux-mêmes. Les éducateurs ont appris la technique. Dans un autre centre les couturières m’ont demandé comment faire pour avoir plus de techniques, être plus précises, par exemple comment obtenir tel résultat avec des pétales de fleurs, il y aura beaucoup de gens qui se déguisent en fleurs. Dans un centre, ils ont choisi comme thème la peur, déjà j’ai trouvé bizarre, se déguiser pour faire peur aux autres, et j’étais avec des jeunes filles à l’entrée et j’ai posé la question, mais vous vous déguisez en quoi : des meurtriers et j’ai dit quoi des assassins ! Ils sont extrêmement fermés dans leur truc mais d’une manière tellement violente, les filles aujourd’hui sont beaucoup plus agressives. Elles sont parties tout de suite, elles n’ont aucun intérêt. Il faut laisser le temps passer, ils vont avoir un regard vers eux-mêmes, l’adolescence on le sait bien c’est compliqué en plus dans cette société où ils n’ont pas vraiment des exemples. Il faut donner cette possibilité de s’exprimer, de participer à un événement dont ils garderont le souvenir toute leur vie, ça peut aider à changer et à choisir un chemin. C’est ça l’esprit du carnaval, construire quelque chose, échanger les connaissances, le savoir-faire de chacun, le savoir-faire de chacun pour la construction de quelque chose qui appartient à tout le monde. " (Wal - Costumière)

L’atelier dans son principe d’atelier-résidence constitue moins l’enseignement d’une connaissance académique qu’une éducation à l’autonomie entre savoir être et savoir-faire à l’image des intervenants artistes qui ont développé leur propre parcours autodidacte. Cependant, bien sûr le développement d’une autonome ne peut se réaliser sans l’acquisition de certaines bases qui permettront plus tard d’expérimenter un travail sur la matière.

Un jeune ne peut pas savoir danser sans savoir ce qu’il fait, beaucoup prennent des cours mais ils ne savent même pas ce qu’ils font. Il faut répéter sans cesse le nom des mouvements et les techniques qu’ils emploient. Les garçons voudraient faire que du break, être uniquement au sol. Nous faisons comprendre que la danse ne se résume pas à faire du break en solitaire. Parce qu’après, quand il s’agit d’être dans un ensemble, on est perdu, on ne sait pas compter les pas, être sur la musique, on sait juste faire des mouvements, cela devient la gym sans pouvoir réaliser une chorégraphie. Ils découvrent, ils apprennent, ils ont pris conscience un peu de l’impact que pouvait avoir cette parade et d’être unis tous ensemble. En tant que professionnels il y avait de bonnes choses à prendre et pour les jeunes, ils savent qu’ils ont quelque chose à apprendre au niveau de l’histoire, au niveau des mouvements. Plus tard on espère continuer ensemble quelque chose, faire évoluer cette parade. C’est comme quand la compagnie prépare une création, c’est dur mais dès qu’on aboutit sur scène ou dans la rue, on vit quelque chose de fort et on se dit, on ne va pas lâcher, on va continuer, alors on essaie d’écrire d’autres projets ou d’autres choses, faire passer du plaisir, vivre un moment fort. La Cie Révolution, on l’avait créé avec des rêves, on se disait plus tard on ira aux États-Unis, et on y est parti, c’était une bonne expérience. En leur donnant la chance de faire quelque chose, un travail, un projet artistique avec du rêve on peut accomplir quelque chose de magnifique et de grand. " (Hamid - Cie Révolution)

Le rapport au travail

Le travail en atelier est celui sur une matière qui se transforme (prend forme). Il exige une technique, des règles, des compétences, des savoirs, une énergie, une intention, une direction. L’acquisition de cette maîtrise implique en amont une transmission et une initiation. Nous pourrions alors proposer l’atelier comme le lieu du travail où la matière se transforme sous les mains expertes du maître ou d’individus accédant à une maîtrise.

Le participant à l’atelier dit " je travaille ". C’est ce qui réuni l’élève au maître qui l’initie. Entre l’apprentissage des bases techniques et le développement d’une recherche, la simple pratique d’une discipline et l’accomplissement d’une œuvre, au même plan d’égalité se place l’acte du travail, la matière travaillée et la production du travail.

Le travail de la matière

Les intervenants n’ont de cesse de rappeler que la pratique artistique est un véritable travail. Malgré l’apparente spontanéité de l’expression, il n’y a rien qui ne s’acquière autrement que dans une confrontation avec une matière qui oppose une résistance. Cela n’enlève rien à la passion mais la liberté du mouvement se réalise dans la gestion des contraintes.

" Quand on dit travail, ce n’est pas du tout péjoratif pour moi la pratique régulière, au début c’est difficile, c’est comme faire ses gammes, pour les gosses c’est difficile. Ils me disent "mais Monsieur on sait faire" parce qu’une fois ils avaient vu leur père ou leur grand-père souder, on n'avait pas besoin de leur apprendre Alors que les choses ne sont pas comme ça, il y a une résistance des choses, il y a une résistance de la matière et puis on a notre propre résistance, on croît qu’on va être capable ou simplement physiquement de passer un quart d’heure à genoux et on est pas capable, moi j’insiste beaucoup sur la pratique, de répéter les choses et c’est en répétant ces choses qu’on perçoit de plus en plus de sensation et finalement ce qui est le plus intéressant c’est de travailler avec des gens qui ne savent pas travailler parce que tu es obligé tellement de te mettre à leur niveau et c’est cette pratique que tu as accumulée qui te permet de sentir la non-capacité des autres à le faire. C’est pour ça que j’aime beaucoup qu’il y ait une pratique régulière, ça c’est le travail sur la vie en général. " (Jacques Franceschini, plasticien)

Nous pourrions comprendre ici le travail dans un sens premier, vital. Il ne s’agit pas simplement de l’action caractérisée par un effort, une charge ou une pénibilité, de l’activité professionnelle régulière ou cyclique garantie par une rémunération, de la finalité d’une production au moyen d’une transformation de la nature. C’est le travail sur la matière du monde. Celui qui donne sens et libère. Ce n’est pas une activité donnée dans un but donné, c’est un processus existentiel qu’aucun travail concret, aucun bien matériel ne peut assouvir ou assécher, c’est trouver un sens dans un accomplissement et un dépassement. Suivant les parcours artistes, cet accomplissement prend différentes formes.

" Pour un genre d’acteurs comme le clown, ils pensaient que tout le monde pouvait être clown, qu’il s’agissait d’avoir le nez rouge, des habits larges et que c’est terminé. J’ai eu beaucoup de réactions dans ce genre là, des enfants ou même des adultes qui regardaient un peu, qui ne pouvaient pas imaginer qu’en fait, il y avait un cursus pour arriver à déclencher un rire. C’est une somme d’exercices, de pratiques, c’est un travail précis, avec une constance et une rigueur qui t’amène à ce jeu là. Il y a même le culte du travail qui revient encore dans l’imaginaire de l’enfant, les choses ne sont jamais acquises et c’est en bas âge que l’on doit inculquer ces valeurs là, que les choses ne sont jamais faciles et ne tombent pas du ciel, qu’il faut travailler pour y arriver. Ca c’est une idée qui restera chez les soixante-dix enfants à peu près qu’on a eu à fréquenter. Ce qui est à prévoir maintenant, c’est qu’ils aient une nouvelle intelligence par rapport au jeu du théâtre, qu’ils pourront communiquer autant à leurs parents qu’à leurs copains pour leur montrer, parce qu’ils l’ont vécu ". (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

" Je me rends compte que c’est dur pour eux parce que une fois que tu prends un thème que tu leur dis après l’échauffement quand tu poses la mise en scène, le placement des gens, du coup il est perdu, il ne sait plus quoi dire. Tu lui expliques que quand tu es dans ta chambre tout seul tu peux jouer à Tarzan mais que quand il y a un public c’est différent et à la fois ils comprennent, je pense que quand ils iront au théâtre voir un spectacle, ils comprendront la difficulté que rencontrent ces comédiens dans leur travail. " (Marianne, Cie Côté Jardin)

" Le clown ce n’est pas un personnage comme ça qui a juste un talent qui sait faire rire, qu’il a suivi des cours de théâtre, qu’il a fait des exercices, donc on leur fait faire les mêmes exercices que pour nous, même si ce n’est pas pour le carnaval mais pour eux-mêmes, qu’ils comprennent que le clown ce n’est pas un personnage qui est venu comme ça, qui est arrivé. " (Patricia , Cie Côté Jardin)

La matière du travail

Ainsi les techniques ne sont que des outils, non des fins en soi pour développer une approche complète du corps et de l’esprit. Il s’agit d’offrir les meilleures conditions pour que chacun développe son propre cheminement.

Matériaux

" On sait qu’il ne faut pas casser les corps, avoir vraiment une bonne technique d’échauffement, une bonne méthode de travail. Plein de jeunes ne sont pas souples et ne connaissent pas la notion de faire attention à son corps, de s’échauffer, ils y vont à l’arraché et puis plus tard là ils prennent conscience, on ne peut pas tourner sur la tête et faire cinquante tours sur le bras tout de suite, tout doucement il faut prendre le temps, les années et les années, jusqu’à atteindre une bonne maturité pour pouvoir faire la route ". (Hamid - Cie Révolution)

Les techniques et les styles ne se conçoivent que dans une approche complète.

" Cette après-midi je vais proposer de décorer les petites voitures des handicapés en soucoupes volantes, en martiens, en astronautes, des trucs comme ça. Faire des choses merveilleuses avec rien. Au début je proposais, il faut des cartons, papier crépon, il faut du fil de fer, il faut du scotch, des agrafeuses et après on fait les bases, c’est de les amener à leur montrer que tu peux faire tout et n’importe quoi. Moi j’amène les paillettes comme je dis tout le temps, si tu mets un petit peu de brillance ça fait sortir les couleurs, en plus dans un pays où il y a beaucoup de gris. C’est plutôt les petits trucs qu’on peut faire sortir d’un bout de plastique qui n’est rien, d’un coup ça transforme tout, des trucs simples que l’on fait avec du papier, avec des matériaux, avec d’anciens costumes… tout est récupération. La demande est maintenant beaucoup plus sophistiquée. Cette année j’ai démarré un atelier de maquillage, pas comment on se maquille parce que ça, n’importe quel magasine peut te l’enseigner mais comment tu peux créer ton propre maquillage à partir de trucs que tu trouves dans les supermarchés, principalement des produits de bébé comme base parce le maquillage déjà tout prêt c’est hyper cher. Quand j’étais petite mes premiers rouges à lèvres, le les faisais avec du beurre de cacao et du jus de betterave, je créais mes maquillages " (Wal - Costumière)

" C’est l’éternel débat sur l’art contemporain, moi je suis dedans. Je suis quand même pour la matière. Pour beaucoup de sociologues de l’art, la matière est très gênante, s’ils pouvaient s’en passer. Et c’est le problème de la faculté, ils font un atelier, ils font appel à des praticiens mais ça leur pose un problème, ils ne veulent pas donner de sous, ils ne comprennent pas que ce soit dangereux qu’on prenne des risques, qu’il y ait un résultat, qu’il faut une pièce pour pouvoir stocker. Pour eux, ce serait bien si c’était tout : une phrase sur un papier qu’on referme. Je pense que la sculpture c’est aussi de la matière ". (Jacques Franceschini, plasticien)

" Il y a eu deux choses différentes, il y a eu la confection de costumes à partir d’éléments récupérés, c’était les bouteilles en plastique, avec lesquelles on faisait une sorte d’armure et ensuite la couleur définissait l’animal ou l’élément dans lequel étaient déguisés les enfants. Ils pouvaient très bien être déguisés en insecte, il suffisait de peindre en dégradé de vert ou d’autres couleurs avec le maquillage qui va avec. Ils pouvaient choisir tout ce qu’ils voulaient, je leur ai imposé simplement le fait de travailler à partir de bouteilles, de carton et pour les peindre l’outil c’était l’aérosol, la bombe de peinture, ça c’était pour les plus jeunes, parce que entre 6 et 8 ans ce n’est pas évident de les faire travailler sur des grandes lettres au niveau échelle. Pour les plus grands, c’était de travailler sur la lettre, ils choisissaient une ou plusieurs lettres, qu’ils transformaient, qu’ils personnalisaient, l’idée principale du graffiti c’est de prendre une lettre et la transformer, la personnaliser. Je n’étais pas derrière eux à dire non ça ne fait pas lettre graff etc. tant qu’ils faisaient une lettre préparée, modifiée à leur manière c’était très bien. Pour certains collèges chacun travaillait sur une lettre différente, pour un autre collège c’était tous ensemble sur le même nom du collège en faisant une grande banderole avec chaque lettre selon un style différent, ils travaillent le fond en commun et ensuite ils reviennent travailler les détails, les mises en lumière, les reliefs en commun, donc il y a le travail individuel et collectif en même temps, le travail individuel c’est chacun avec sa lettre, il la met en couleur, il la met en forme et le travail collectif c’est après relier les lettres par des couleurs et faire en sorte d’avoir un tout assez homogène " (Blade, graffiti-artist)

Technique

Quelle que soit la forme disciplinaire, une fois les bases acquises, la technique est au service d’un cheminement. Il s’agit d’inoculer l’envie d’apprendre, de persévérer et de rechercher aussi bien pour son développement propre que pour le développement d’une forme artistique. La question ne se pose pas d’une séparation entre amateur ou professionnel, le cadre de l’atelier n’est ni une école de loisir, ni un centre de formation, à la fois une sensibilisation au travail, à l’art au service de la vie, de la découverte en fait d’un mouvement ou d’un processus.

" Il peut naître un autre type de travail où l’on retrouve vraiment un sens. Les deux sont liés. Je parlerai du geste, c’est le sens qui donne un beau geste. Ce qui reste dans la pratique artistique, c’est quand même le geste. Je ne suis pas assis à une table ou je ne fais pas mon petit modelage en plâtre, je suis libre de mes mouvements. Dans les cours que je donne à la fac j’essaie de leur apprendre, d’essayer d’être libre de ses mouvements, de savoir se mettre à genoux, d’essayer de tourner autour de la chose, de la regarder sous des angles différents, de se méfier de la facilité, c’est-à-dire quand ils sont satisfaits de leur pièce, de l’attraper et de la retourner parce qu’il y a tellement d’automatismes qui viennent facilement. Je leur dis vous avez fait ça, vous êtes satisfaits, bien essayez de laisser tomber ce point de vue, vous l’attrapez, et vous la retournez, vous la déséquilibrez, ils ne sont pas très d’accord parce que c’est comme si je leur demandais de sacrifier leur travail, ce n’est pas ça que je leur demande, c’est de le voir sous un angle différent. En sculpture c’est ça, pour moi, une cohérence de l’objet dans l’espace ". (Jacques Franceschini, plasticien)

" C’est beaucoup le travail de taille, de dimension parce que faire des lettres sur une feuille ce n’est pas la même chose que de faire des lettres d’un mètre et puis faire des lettres sur un panneau en bois et ensuite les faire au mur. Si on fait un travail à l’année, les gamins pendant un mois je les faisais travailler en noir et blanc sur du papier, ils ne touchaient pas à un seul feutre de couleur ni bombe de peinture, ce n’est que des lignes extérieures en noir et l’intérieur en blanc. Je leur dis le squelette, la structure c’est ce qui est le plus important, ensuite les couleurs ça vient après. Ensuite passer au fusain noir et blanc, donc toujours pas la couleur pour les faire travailler sur l’ombre et la lumière, on revient aux techniques traditionnelles de la peinture, l’ombre et la lumière on les travaille toujours avant d’utiliser les premières couleurs. Ensuite, je les fais travailler sur leurs esquisses faites au départ pour mettre des couleurs, couleurs primaires, couleurs complémentaires donc revenir sur les bases de dessin pour avancer, etc. travailler à l’encre, leur montrer le plus possible de techniques de peinture avec le graff. La finalité c’est le mur, entre temps il s’est passé des mois, on est passé à des supports de plus en plus grands, du A4 au format grand L, de plus en plus rigides, feuilles cartonnées, feuilles canson de plus en plus épais, du papier carton, des petits panneaux en bois de 5mm, du 10 et la finalité c’était la réalisation d’une fresque mais il s’est passé une année scolaire et la réalisation d’une fresque a été très bien et le résultat a été impeccable. Ils peuvent ensuite commencer la fresque comme un graffeur confirmé par les traits d’esquisse, la bombe de couleur claire, la mise en couleur du fond, les tracés, les contours des lettres, la mise en lumière, etc. je n’avais quasiment plus besoin d’être là, même au niveau de la mise en place, ils n’avaient plus besoin de moi, je n’intervenais qu’au niveau technique pour les coulures, pour tel ou tel effet s’ils n’y arrivaient pas, mais c’est tout. On a besoin de tout cet acheminement pour y arriver alors que moi-même dans mon parcours je ne suis pas sûr d’avoir pris tout ce temps là pour réaliser des fresques. Ensuite c’est à eux de progresser, s’ils veulent continuer, ou s’ils ne veulent plus mais ils auront vu pendant un an de leur vie ce qu’était le graff. Ils reprennent des esquisses plus compliquées, plus complexes, plus recherchées pour en arriver à un travail en couleur plus recherché. Certains vont se dire dans l’année, je vais travailler avec de l’encre de couleur parce que j’aime bien ça, ils vont se trouver des formes d’art et des techniques propres à eux et ils ne voudront peut-être plus faire de graff et ils voudront bosser qu’au fusain et ils vont s’intéresser à tout le travail qu’il faut crayonner ou ils vont s’intéresser à l’encre ou à la gouache ou à la sculpture, ils vont s’intéresser à d’autres formes d’art, et ça peut donner une nouvelle dimension à la forme hip-hop, un nouveau souffle " (Blade, graffiti-artist)

Les clowns utilisent de nombreuses techniques, la jonglerie, le théâtre de situation, la mise dans l’espace , le travail sur les mimiques, le travail de mime. Ils disposent d’un jeu de palettes très large en ce qui concerne les outils, ouvrant sur une variété d'interventions.

" Pour les enfants aussi c’est important qu’ils puissent se situer dans l’espace, c’est important qu’ils puissent maîtriser leur corps, utiliser leur imagination et il faut qu’ils sachent qu’ils peuvent faire plein de choses avec leur corps, par exemple ils peuvent sortir un balais en le jouant sur eux mais déjà il voit que c’est un balai, c’est le travail qu’on fait un peu avec eux " (Marianne, Cie Côté Jardin)

" La variété des choses font de telle sorte que tu touches tout un chacun, peut être à quelque chose qui agresse ou a agressé ses enfants. Et les baffes et les coups qu’on subit, les gens ont eu mal pour toi. L’humour permet de faire passer des choses que si tu les disais directement pour ne pas choquer " (Casset, Cie Côté Jardin)

La scène de l’atelier

Des repas de quartiers et repas musiques se déroulent le soir durant toute la préparation du festival. Ils représentent l’occasion d’ouvrir d’autres espaces de rencontres, bien que la physionomie de ces soirées soit très liée à l’histoire du lieu. En cela, la façon dont se déroule ces repas est représentative des relations entre la structure de proximité et le quartier et de l’histoire même du quartier. Dans certains lieux règne une certaine pesanteur. On ne constate pas réellement d’échanges et de lien entre les générations. D’autres au contraire, sont beaucoup plus conviviaux, quand ces rencontres s’inscrivent maintenant dans une tradition indépendamment du caractère événementiel du carnaval. Par exemple les repas préparés par les familles suivant les habitudes culinaires des différentes cultures.

" Je crois que ça manque, les passages, l’échange, les gens des autres pays qui viennent c’est ça aussi, on amène quelque chose qui n’est pas ici. Les ateliers cuisines sont par exemple l’occasion de dire ce qui se passe chez les autres. Ils ont été créés pour amener les mères au centre de la discussion mais aussi aux centres de quartier et petit à petit tu commences à parler de pommes de terre et des oignons après on est entrain de parler de sexe, après on est entrain de parler de religion, ça amène, ça bouge et puis je laisse les choses et il sort des trucs, elles parlent, j’apprends beaucoup. Ça c’est riche, ça donne aux gens, mères, pères, enfants, jeunes, peu importe, ça donne la possibilité de réfléchir sur autre chose, c’est ça qui manque, il manque aussi ces contacts de tous les jours. Mais ça reste très ponctuel, ce qui manque peut être c’est l’esprit, cela risque de devenir trop cadré ". (Wal - Costumière)

" C’est en discutant avec l’artiste africain Doudo N’Diaye Rose qui animait les arbres à Palabres qu’est née l’idée de préparation de repas. On s’est dit pour avoir les familles, la meilleure façon c’est qu’elles s’investissent de cette façon et pourront ainsi venir aux débats avec les gamins et tout le monde. Même s’ils ne prenaient pas la parole ils voyaient déjà qu’on pouvait la prendre, et c’était une dynamique. Sur un repas de quartier on a besoin que de l’équipe, les acteurs, entre des gens qui ne se connaissent pas, se répartissent même en petits groupes, parce que s’ils vont démarrer des discussions entre eux, les gens vont s’y intéresser, vont écouter et ça va essaimer. Aujourd’hui il ne faut pas démobiliser les gens, il faut être vigilant pour qu’il y ait une vraie circulation entre l’équipe organisatrice, la population, les artistes venus d’ailleurs. " (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

Les repas de quartier et les spectacles qui s’y déroulent sont en effet un lieu unique de réhabilitation du don et de rencontre entre le cadre premier des formes populaires et le cadre secondaire de l’atelier. A la fois lieu de rencontre entres les différents participants au carnaval et de représentation pour les artistes et leur travail en atelier, il mérite la même exigence et attention. Ils n’ont pas l’impact événementiel d’une manifestation médiatique et pourtant représente un espace de mise en visibilité, de publicisation ou d’exposition des processus de l’atelier-résidence.

Si les ateliers représentent une autre manière d’envisager la relation entre population/public et artistes/intervenants, les repas du soir offrent la possibilité de mettre en scène, de scénographier ce lien inédit.

" Ca créé un contact entre le public et le public. Notre jeu le permet facilement. Comme aussi dans un théâtre traditionnel, chaque fois que l’on descend dans le public et que l’on remonte après, à la fin de la représentation on peut être surpris de voir des gens discuter, c’est parce qu’ils étaient côte à côte, les clowns sont venus les ont plus ou moins mis ensemble et donc ça peut créer des choses, une convivialité qu’on peut retrouver à des niveaux différents, autant entre nous et le public, que le public lui-même. (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

C’est l’opportunité pour les artistes d’engager des relations qui ne soient ni des relations de travail en atelier, ni de représentation sur une scène officielle. Les occasions en fin de compte sont assez rares pour rencontrer autrement les populations et même les autres artistes intervenants.

" L’objectif des repas de quartier, c’est pour que les gens puissent se rencontrer. Pour nous-mêmes c’est aussi l’occasion de rencontrer des gens, il faut essayer de plier les barrières, pouvoir discuter avec ces gens, pouvoir aborder ces gens. On passe aussi par la scène pour pouvoir rencontrer les gens, les toucher, qu’ils ne soient pas passifs, qu’ils soient aussi actifs. C’est ça l’objectif, mais nous aussi on y trouve notre compte, le fait de descendre dans le public ça me fait plaisir, de se frotter aux gens. Par exemple l’autre jour on a fait une animation, je suis sorti de la salle pour fumer une cigarette, j’ai retrouvé des gens que je ne connaissais pas, d’habitude on ne se parle pas du tout, du coup cinq jeunes qui étaient là sont venus à côté de moi, on a discuté, on parlait, déjà le courant commençait à passer comme si on se connaissait avant ". (Casset, Cie Côté Jardin)

Il se passe parfois des rencontres inédites. Par exemple ce repas de quartier à Florac. Les clowns commencent par créer l’ambiance et provoquent le rire chez les gens attablés. Jeunes comme vieux semblent pénétrer un espace ouvert à l’imaginaire loin d’une assignation spatiale ou territoriale. Cette capacité à créer un autre espace, à mettre en scène la vie autrement, nous avons pu aussi l’observer dans d’autres soirées où même certains adolescents particulièrement renfrognés se prennent à sourire.

" Dans les quartiers des fois il y a des gens qui restent chez eux qui ne voient personne, qui sont là ce soir pour ce repas et qui viennent te dire : "moi ça fait deux ans que je ne suis pas sorti, et ce soir je suis content, j’ai bien ri, ça fait plaisir, faire participer le public c’est quelque chose d’important, ce n’est pas que les enfants qui rigolent parce que quand on dit clown tout de suite on pense aux enfants. C’est un rapport au public, sa réaction nous donne une inspiration. Moi je me rappelle l’animation qu’on a faite à Bassens le premier jour, quand on est arrivé comme ça, on parlait en Ouolof, eux ils ne comprenaient pas ce que l'on disait et quand on est rentré, on a fait : "oh des blancs et nous on est noir !" et on a vu dans leurs yeux comme si pour eux c’était vrai même si au fond d’eux ils savent que c’est un jeu mais ils se prêtent quand même à ça, ils se laissent aller et quand on touchait les cheveux on sentait qu’ils étaient vraiment contents, ça leur fait du bien et après, ils te disent, c’était vraiment bien, je me suis senti bien dans ce que vous faites ". (Marianne, Cie Côté Jardin)

Les clowns occupent un petit espace devenu scène improvisée. " Je m’appelle dada 1er, je suis le roi de la propreté. Je viens d’un grand sommet des pays les plus propres au monde mais il n'y avait pas le roi de votre pays, je ne sais pas pourquoi ! Je vais recruter des soldats et nous allons nettoyer Florac ".

" Il y a tout le temps une réaction parce, on a va vers le public, c’est une forme qui crée aussi une convivialité, qui efface aussi un peu le fossé qu’il y a entre la scène et le public on sent aussi en allant vers le public, que le public aime ça, il attend ça et il s’exprime aussi quelque part. Il répond au dialogue que l’on instaure tout de suite, ils sont autant sur la scène que nous qui sommes sensés être sur la scène. On les met aussi en situation de jeu et ça c’est quelque chose que tous les publics apprécient particulièrement, se sont des moments où l’on ne sait plus qui joue et qui ne joue pas, ils sont aussi joueurs. Les pièces sont conçues de telle manière qu’ils sont perpétuellement dans la pièce même. Chacun prend position pour tel ou tel personnage ou pour la situation globale et c’est ça je crois qui déclenche la réflexion, ce n’est pas quelque chose qu’ils consomment pour qu’ils partent après. Ce n’est pas simplement un jeu de clown, nos personnages sont très situationnistes. C’est cette espèce de déclic un peu que l’on recherche, après les commentaires et les réactions sont très poussées.". (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

Une rencontre surprenante comme il ne peut en exister que dans ces moments informels. Les clowns invitent alors un spectateur de l’assemblée à venir jouer avec eux. Pris au hasard il s’avère être un danseur de la compagnie Révolution qui animera la seconde partie de la soirée. A son habit, les clowns le prennent pour un rappeur : " Mais c’est un rappeur ? Il n’est pas sale ! Que sais-tu faire à part rapper ?" - " je sais danser ! ".

Il s’ensuit un échange rythmique entre clown et danseur hip-hop. Les genres et les styles se mélangent pour le plus grand plaisir du public. Une rencontre s’est produite à plusieurs niveau, entre artistes et " public ", entre artistes entre eux. Une manière de briser quelques codes artistiques et rituels culturels pour s’ouvrir sur une palette de positionnements, de démarches, de questionnements.

" Il y a toujours des règles à respecter, des trucs à ne pas faire, à ne pas dire, tenir compte de la manière de s’habiller, de parler avec les gens, de se comporter, il y a trop de règles, tu es obligé à chaque fois de faire attention pour ne pas choquer la société ou choquer quelqu’un . Le seul moment où je ne me sens pas vraiment coincé par les lois de la société c’est quand je suis sur scène ou bien avec les gamins " (Casset, Cie Côté Jardin)

De l’atelier à la scène publique s’ouvre un espace ouvert entre univers culturel et artistique. Le simple lieu du repas devient espace spectaculaire et événementiel accessible à tous. Un autre lieu du spectacle et de la culture où les odeurs de la vie ne sont pas exclues.

La soirée se poursuit ensuite par la danse. Hamid de la Cie Révolution rappelle l’importance du respect devant un public principalement composé de jeunes. Un groupe de jeunes filles de Florac présente une chorégraphie issue de leur travail, une de leur première expérience de " scène ". Les performances individuelles des danseurs de la compagnie alternent avec les démonstrations des jeunes. Certains à peine plus haut de 10 ans n’hésitent pas à entrer dans la danse. La soirée se termine par une animation D.J. où les garçons plutôt en retrait finissent par entrer dans la fête.

L’atelier-résidence se place ainsi au centre d’un espace triangulaire dessiné par les trois pôles de la rue, de l’atelier et de la scène : à la fois espace de vie, espace de travail et espace de représentation. Dans le même temps il nous apprend que la vie est une mise en scène, et la scène une manière différente d’imaginer sa vie, que l’art ne peut être séparé de cette vie qui met en mouvement les formes.

" Dans le travail que l’on fait c’est essentiel d’avoir un sens de l’observation, et de pouvoir regarder des choses qui nous entourent comme ça pour pouvoir les réutiliser. On a directement une ligne qui va de la rue à nos spectacles ". (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

Nous avons vu que l’atelier-résidence comme mode de connaissance, mettait à jour un certain nombre de choses. Il nous offre la possibilité de décrire avec une plus grande finesse un ensemble de relations humaines à travers des cadres, des processus, des mouvements, des matériaux, des formes. Nous nous sommes alors concentrés sur l’activité littérale (travail premier) après la bordure par laquelle on l’a décrit (la scène de l’atelier).

L’atelier ne décrit pas simplement une confrontation avec la matière mais aussi l’espace qui se crée autour, le choix de vie qu’il rend possible. Parce qu’il est en soi un univers, l’atelier nous éclaire sur le monde. Il n’y a donc pas d’espace consacré pour l’atelier, c'est-à-dire entériné par un usage, un discours, une reconnaissance publique ou encore ratifié par une institution du monde du social ou de la culture. Que l’activité se déroule dans un lieu public ou privé, dans la rue ou dans une structure, l’atelier consacre un espace dans un rapport particulier au travail.

Dans cette rencontre si particulière entre sphère sociale et artistique l’atelier-résidence est au creux de tensions, entre la prise en compte d’une forme populaire et l’exigence artistique. Il est à la fois l’atelier de l’artiste, le lieu où s’accomplit une alchimie particulière à l’écart du monde et le lieu d’une éducation populaire, une université généraliste de la vie.

Work in progress

Que peut-on évaluer à la sortie des ateliers-résidences ? Certes il y a une production, un produit fini consécutif à l’événement, le carnaval. En posant un repère, cette visibilité de la production est importante aussi bien pour les participants des ateliers que pour les artistes.

Mais nous devinons que ce qui n’est pas visible ou moins accessible, ce qui s’est passé dans ce travail et continuera à évoluer suite à ce travail est encore plus fondamental. Autrement dit, la seule évaluation possible de l’atelier se situe dans le mouvement même qui l’anime. C’est un continuum dépassant le clivage entre amateur et professionnel où se crée une dynamique de formation et d’expérimentation

La résidence en elle-même, par l’aura et la direction artistique qu’elle sous-entend répond à un élan social dont l’atelier est l’espace. De même l’atelier libère une vision esthétique, un rapport sensible au monde. Ce que nous pourrions appeler créativité. Elle ne développe pas nécessairement une forme " artistique " mais une forme en maturation qui ouvre un champ de possibilités, un imaginaire.

Non seulement c’est dans un continuum mais aussi dans une totalité propre à une forme populaire qu’il s’agit de comprendre le travail en atelier. Ce travail se présente comme un champ expérientiel en perpétuel redéfinition où l’expérience en elle-même est source de connaissance et de reconnaissance. S’il y a " œuvre de création ", elle est d’abord existentielle et ne peut devenir artistique sans cette condition première.

Expérimentation pour les participants

Les artistes font une première évaluation à chaud de ce mouvement. Ils nous parlent de ces ouvertures ou rêves. L’espace de l’atelier a créé des liens inédits, un espace en soi autour d’un certain rapport au travail. C’était aussi un défi de se confronter ainsi à une matière consistante, aller jusqu’au bout d’un projet. Le travail en atelier a suscité des déclics, des motivations et des émulations qu’il ne faut pas frustrer. Tous soulignent la nécessité d’inscrire ce travail dans la durée et trouver les bons relais pour le faire.

C’est une découverte pour les jeunes, non seulement c’est une découverte du moment, mais ça leur sert dans le temps, ceux qui sont sensibles à ce qui se passe dans ces ateliers même dix ans après, vingt ans après ils peuvent se souvenir d’une parcelle, d’un geste qu’un artiste a fait un jour devant lui, rien que pour ça c’est d’un intérêt primordial qu’on a envers ces jeunes qui ont tout le bagage pour affronter la vie mais les astuces leur manquent, nous passons pour au moins leur donner la chance de rêver " (Nabisco, plasticien)

" Je sens que pour certains il suffirait de pas grand chose pour qu’ils soient bon artisan ou bon artiste ou autre chose encore, je les ai vus sous cet aspect plastique donc je parle de ça, ils ont ni plus, ni moins de qualité que les autres, ils en ont autant bien sûr " (Jacques Franceschini, plasticien)

" On trouve des gamins qui sont intéressés, et hyper intéressants d’ailleurs. Chez certains je sens que ça a suscité une certaine curiosité ou une certaine passion. Certains ont entamé un véritable rapport au cirque et ont envie de continuer. J’ai peur que certains gamins aient un sentiment de frustration qu’ils aient fait quelque chose sans pouvoir aller jusqu’au bout, bien que nous disions d’essayer de continuer à faire ça dans le centre, c’est tout ce qu’on peut dire ". (Casset, Cie Côté Jardin)

" On a juste suscité des envies ou créé des débuts de motivation mais techniquement notre rôle s’arrête là. Maintenant pour le suivi c’est une démarche personnelle autant de l’enfant que dans le cadre dans lequel il évolue. Ce serait dommage qu’il n’y ait plus de suite. Là, c’est peut être très frustrant pour eux. On efface tout et on recommence autre chose, ou on attend l’année prochaine, est ce que tout le temps cette idée de carnaval, de travail, d’artiste, qu’ils ont pu faire aujourd’hui, est ce que les parents vont le soutenir, est ce que les structures vont le continuer, pourquoi faire les choses si elles doivent être ponctuelles et après terminé. Mon interrogation sera : où est l’intérêt de toute cette débauche d’énergie et de moyens si après ça doit retomber dans les oubliettes. Parce qu’il y a vraiment un réel besoin des enfants, qui est vrai, qui n’est pas opportuniste, juste un besoin réel de s’exprimer et en plus avec un talent pour le faire. Ils présentent beaucoup de dispositions, non pour faire ce métier là mais s’exprimer dans ce corps d’expression. Ils se sont connus, ils ont communiqué entre eux, et c’est allé au-delà même du travail d’atelier ". (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

" Je n’ai pas vu ici de professeur diriger les élèves mais ce que j’ai vu c’est que les élèves avaient apprécié énormément le travail et c’étaient engagés énormément dans la répétition, j’ai vu qu’ils avaient travaillé sérieusement. J’ai remarqué que la majorité était apte à jouer de la musique, avait la volonté, l’envie. Jamais personne n’est né pour être musicien, c’est l’intérêt, celui qui comprend la musique qui est sensibilisé sera plus apte à être musicien ou a essayer de le devenir. J’ai remarqué ici bien sûr en fonction des endroits le niveau n’est pas pareil. Mais c’est surtout que l’intérêt qu’ont porté les élèves à ce travail et ça m’a énormément surpris, la facilité de compréhension au niveau de retranscrire cette musique " (A. Castillo Penalver, Banda de Santiago de Cuba)

" Tout était posé à la base, on s’est retrouvé chaque danseur de la Cie séparément dans des structures, on a commencé à faire des ateliers. Ils sont vraiment attentifs, on avait peur, il y avait beaucoup de jeunes pour qui quatre heures c’était long, quatre heures de répétition, pendant un mois s’investir comme ça, ils ont pris un engagement qui est un défi personnel. Si un jour ils veulent arriver à un niveau professionnel, ils seront obligés de passer par-là. A travers la culture ils savent que si au niveau du mouvement ils peuvent avoir un certain feeling ou sentir qu’ils ont une passion et qu’ils ont des qualités pour avancer là-dedans ils vont s’accrocher. Il y a des jeunes qui vont se prendre en mains et qui vont décider de constituer des groupes, il y en a d’autres ce sera juste un passage comme ça, ils auront appris certaines choses qui vont les aider dans la vie. Au moins quand on se verra et qu’on se rencontrera sur Bordeaux on sait qu’on aura vécu quelque chose tous ensemble, on est là pour se soutenir même si on n'a pas vraiment les moyens. Ils ont travaillé et maintenant arrêté ce travail là, ce n’est pas bon. On sent qu’à cet âge là ils sont susceptibles et c’est important de continuer un petit peu à les entourer, les emmener un peu plus loin et qu’à la suite de ça eux-mêmes se prennent en charge ". (Hamid - Cie Révolution)

Expérimentation pour les artistes

Même si la plupart des artistes avaient déjà réalisé des ateliers de ce genre, la préparation du carnaval a constitué une expérience nouvelle. C’est d’une autre manière un défi à relever dans le maintien d’une double exigence : à la fois transmettre avec un souci pédagogique mais aussi maintenir une cohérence dans un parcours artistique sans laquelle cette transmission n’aurait pas de sens ; à la fois prendre en compte l’environnement social tout en maintenant dans le travail un haut niveau d’exigence professionnelle. Outre la reconnaissance de leur travail que peut procurer l’événement, il s’agit de continuer une recherche. Tout en étant éphémère la production s’inscrit dans une continuité. Cette continuité pourrait se traduire de différentes façons : à travers le lieu de travail ouvert par le carnaval (le Container), la poursuite d’un projet collectif au niveau régional, la modélisation et la diffusion de ce type d’expérience dans d’autres cadres, régions ou pays.

" Je suis capable de m’occuper de certaines choses, je travaille relativement rapidement. Que certaines de mes sculptures après le carnaval soient démolies ou qu’elles traînent dehors pour qu’on les approche, je suis tout à fait d’accord avec ça Si je venais travailler au Container, peut être que je serais qu’en solo, peut être que je serais avec d’autres enfants si eux ils ont besoin, mais je travaillerais en solo pour ma propre démarche. J’aimerais bien rester dans ce lieu, ça c’est le problème de tous les artistes qui font de la sculpture, comment se payer des immenses lieux si tu n’es pas l’artiste subventionné de la ville, il y a très peu de gens même dans les gens connus nationalement, en échange j’animerais quelque chose gratuitement en contre partie de mon hébergement gratuit ici (Jacques Franceschini, plasticien)

" Le carnaval offre un support médiatique, beaucoup de passage de particuliers ou de professionnels, ça va aider à faire en sorte que les gens voient que quelque part c’est assez professionnel et pas une improvisation. Ca va m’aider pour après, surtout que je suis ici que depuis l’été dernier, mon premier contact concret et solide ça été Musiques de Nuit, c’est beaucoup en même temps et c’est juste ce qu’il faut pour pouvoir lancer pas mal de choses ". (Blade, graffiti-artist)

" Ca donne beaucoup d’idées, par rapport à la manifestation elle-même, tout en gardant l’idée que nous n’avons pas les mêmes moyens de réalisation, nous vivons aussi une réalité, essayer ces idées là, de les partager et d’avoir espoir de pouvoir les réaliser un jour ". (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

" Pour l’après carnaval chacun tirera profit de l’expérience à sa façon : l’organisateur dans la capacité à réunir tout le monde, la masse populaire de Bordeaux dans le fait de regarder quelque chose qui plaît, ça donne une ouverture à l’âme, quant à nous artistes, chacun a libre cours de s’inspirer de tout ce qui s’est passé ici, pour améliorer, son acte, son geste dans son champ plastique ". (Nabisco, plasticien)

" Le carnaval de Bordeaux, c’est ici, il est différent du carnaval de Rio, qui ne m’intéresse pas du tout franchement, de celui de Nice, de Venise qui sont faits pour que les gens se montrent, je ne crois pas que c’est vraiment l’intérêt, moi je suis contre ce type de chose, c’est pas ça. Le carnaval de Santiago de Cuba par exemple, parce que c’est populaire, c’est la fête tout le monde ensemble, parce qu’on peut amener un savoir-faire qu’on a d’une couture. Maintenant je vois comment l’art il est tellement tributaire des conditions techniques que l’on a, au Brésil on a une industrie hyper légère, c’est l’industrie du carnaval ". (Wal - Costumière)

" On se dit, on a commencé un travail d’atelier de parade, on espère pouvoir l’exploiter, le refaire, recommencer l’opération d’ici une, deux, trois années et puis faire le point et voir comment va évoluer l’écriture chorégraphique, les traces au niveau des jeunes, leur évolution, ce n’est pas quelque chose que l’on construit pour couper ensuite le cordon. On va continuer à le faire mûrir en essayant d’emmener une quarante de jeunes qui soient assez mûrs et posés un niveau de sélection, c’est vrai qu’on ne peut pas emmener cent personnes, ça demande trop de moyens, emmener une partie en tournée l’été, faire vivre ce que nous on a vécu quand on était parti avec des chorégraphes, d’autres artistes qu’ils puissent s’investir en rencontrant d’autres jeunes qui pratiquent la même chose. Sur une chorégraphie qui avance sur l km 5, stratégiquement ce qui était important c’était de pouvoir jouer dans des gros festivals où il y a plusieurs artistes de cultures différentes, qu’on puisse voir du théâtre, des claquettes ou de la danse classique. On s’est bloqué quinze jours pour ne pas que ça devienne de l’exploitation qu’on fasse tourner les jeunes comme ça, mais faire cinq, six spectacles qu’ils aient encore une plus grande expérience et formation. Ils vont créer des liens entre eux et on leur donne la possibilité que eux-mêmes forment leur groupe par rapport à cette parade " (Hamid - Cie Révolution)

Le bas et le haut

La richesse de l’atelier est de travailler dans ce continuum, seule manière à notre sens de dépasser cette contradiction entre la volonté de tirer l’environnement social vers la haut et l’inévitable sélection qu’implique l’exigence du travail. Comment à la fois prendre en compte un ensemble, ne pas décrocher de la base tout en cherchant la qualité et l’excellence ?

Trop cadré sur une technique, l'enseignement de la forme prime sur un rapport au travail et un rapport au monde ; nous tombons dans l’académisme au détriment de l’esprit de recherche. Trop lâche, le lien de réciprocité se dilue dans un passe-temps ludique.

Il ne s’agit pas de se couvrir des oripeaux de l’Académie ni de meubler joliment le temps mais d’agir sur l’existence, retrouver une totalité cohérente, réaliser l’entièreté de sa vie à l’intérieur du monde.

Bien souvent est faite la confusion entre le sens et la fonction surtout à une époque où toute activité doit démontrer sa raison utilitaire. L’atelier occupe-t-il nécessairement une fonction précise ? Il n’est pas là pour remplacer l’école, le conservatoire ou l’entreprise. Il ouvre par contre l’espace pour une démarche entrepreneuriale individuelle et collective.

La cohérence d’ensemble se situe dans un équilibre, une tension dynamique entre des domaines apparemment en opposition comme le travail de développent social et les rencontres artistiques, éducation populaire et l’accompagnement d’émergence culturelle, politique généraliste et la création de lieux culturels, etc.

Il est alors de la responsabilité des acteurs œuvrant dans leur champ de compétence social ou artistique d’accompagner cette évolution. Encore faut-il les voir et les reconnaître. Le carnaval a représenté pour une part l’immense scène d’une mise en visibilité du travail en atelier-résidence mais est-ce suffisant ? Il n’est pas sûr que tous les processus sous-jacents à ce travail soient reconnus, car la plupart n’apparaissent pas dans un cadre événement mais dans la durée du développement d’une forme.

Défendre l’idée d’une prise en compte des formes populaires ne conduit pas obligatoirement à l’idée de vouloir toucher dans un même temps le maximum de personnes. Paradoxalement, l’exigence et donc la sélectivité qu’implique l’atelier-résidence peut constituer la meilleure garantie du développement d’une forme par effet de contagion autour de pôles artistiques ou esthétiques. A condition que cette exigence soit secondée d’un travail d’accompagnement, de médiation et de sensibilisation.

" En se mettant à plusieurs, on peut envoyer avant sur le terrain des gens du carnaval qui vont passer du temps avec les gens qui vont venir ici, pour leur donner la philosophie de l’action, pour les motiver à ce qu’ils vont faire, c’est ce boulot là qu’il faut qu’on amplifie, c’est un travail de fond, on a les moyens de monter des actions maintenant il faut qu’on amplifie ces moyens pour faire un travail de fond, de motivation et les gens sont prêts à ça, j’ai dit les gens, pas seulement les artistes, les gens, ils demandent ça, on est dans l’air du temps, le feeling il est là, il n’est pas à trouver le groupe qui va faire le meilleur disque, qui va taper au top 50, il est à connecter les gens qui vont dans ce sens là entre eux. Ca doit être transversal, recouper les formes esthétiques, politiques, les actions sociales, les associations de quartier, les petits projets, les grands mouvements. Je crois qu’il faut travailler en amont plus profondément justement ces rapports de transversalité et les projets artistiques en gardant ce rapport : des créations à partir d’émergence, la sensibilisation et le côté lié au mouvement populaire, les échanges. Prendre du temps pour l’échange en même temps qu’on prend du temps pour cultiver l’acte esthétique, pour l’échange de techniques artistiques. C’est ça qui est intéressant dans Musiques de Nuit et qui a permis de développer cette transversalité qui est nécessaire surtout dans un carnaval où tout est art, peut être qu’il faut qu’on trouve une manière de fonctionner sur la préparation, sur les projets esthétiques, et sur des manières d’avoir des interactions " (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

Ce travail de médiation correspond à une volonté politique, ce n’est pas simplement une réponse technique. Sinon ce serait créer un dispositif de plus, alourdissant un maillage institutionnel déjà conséquent.

Les formes populaires constituent déjà en elles-mêmes une force médiatrice aussi bien au niveau individuel et inter-individuel que sur le plan collectif d’un espace socioculturel plus vaste. Elle canalise les énergies par sa force esthétique et se propage par contagion autour de pôles de création artistique. Il ne s’agit pas de rajouter quelque chose mais de favoriser ce rôle.

Nous pouvons par exemple repérer ce mouvement à travers le développement de la forme hip-hop en région aquitaine

" Le mouvement hip-hop c’est une chaîne qui monte, tout le monde se réunit et tout le monde est en train de construire l’histoire, là où il habite. S’il y a une personne qui est à Nantes ou une personne qui est dans le sud à Marseille, elle construit son histoire et puis un jour ça va se réunir et les meilleurs se retrouvent. Tout le monde se connaît, que ce soit dans le milieu de la danse, dans le milieu du graff, ou du chant, on se reconnaît au niveau régional, on se reconnaît au niveau national, on se reconnaît au niveau international, on rencontre les Américains, les Japonais, on voit qu’on a le même langage, la même culture, il n’y a même pas besoin de savoir parler la langue, on communique avec la danse, on communique avec ce que l’on sait faire et ça je trouve ça magique, formidable ". (Hamid - Cie Révolution)

La Cie Révolution était la seule représentante de la danse hip-hop dans le Sud-Ouest mais son travail risque d’enclencher une dynamique qui fasse boule de neige et constitue un noyau de jeunes en voie de professionnalisation, du moins dans un processus relevant d’une exigence autre que l’animation socioculturelle. D’autant plus que, s’agissant du hip-hop, il est nécessaire de prendre en compte aussi une échelle de développement national sinon international et les interactions que cela peut provoquer entre projets de différentes régions. Le développement régional ne peut se concevoir qu’à ce niveau de cohérence.

La visibilité et le caractère exemplaire du hip-hop conduit souvent à le prendre pour exemple. Il ne s’agit pas de limiter la réflexion à un seul champ esthétique mais de comprendre cette dynamique des formes. La forme possède une consistance dans l’espace. C’est un élément objectif, indépendant de la subjectivité de l’individu et de la fluidité de ses sentiments. Elle possède une prégnance dans le temps qui traverse les strates de l’histoire. Par sa force et sa cohérence une forme crée donc son propre système de médiation.

Trop rigide la forme réduit la vie en chose, elle nie toute affirmation subjective de l’individu. Trop souple, l’individu qui a besoin de se confronter à elle ne peut se construire. Le travail des opérateurs culturels et sociaux est au creux de ce paradoxe, il " fracture " des cadres constitués pour mieux en construire d’autres. Le travail qui s’y déroule ouvre un espace de liberté alors qu’il se définit par une contrainte, une confrontation avec la matière.

 

Rencontres artistiques

Poids des formes et choc des esthétiques

" La culture, quand ça émerge c’est une richesse et après ça ne peut devenir qu’un carcan " (Jacques Franceschini, plasticien)

Une culture n’est que populaire mais devient vite culture cultivée et formalisée même si elle garde ses attributs populaires. Le principe de rencontres artistes est une manière d’impulser un mouvement circulatoire d’une confrontation entre les disciplines, les mouvements artistiques et les formes culturelles. La mise en confrontation positive des esthétiques permet de prévenir les risques de folklorisation, de marchandisation et plus généralement de rigidification d’une forme, bref, le conformisme.

Lors du carnaval, à coté des formations musicales (chars banda de cuba, ska, style band,…), du théâtre et cirque de rue, des défilés costumiers issus des ateliers, la décoration plastique des chars par les artistes (fresques et sculptures), deux parades ont marqué leur passage aussi bien en terme de présence que de public : la parade hip-hop et la parade techno.

Ce n’est sûrement pas un hasard si les deux formations ont employé le terme " parade " pour se présenter dans le défilé. A l’origine parader veut dire, retenir l’attention. Au début statique, il s’agissait devant un théâtre de capter le flux du public, la parade se mit à bouger avec le cirque pour emmener, par contagion physique, son public.

Un point remarquable, elles ont constitué l’une comme l’autre deux blocs compacts aux esthétiques différentiées, l’une en début, l’autre en fin de cortège. Comme si, en tant que formes structurées, elles venaient consolider le cortège. Ce qui soulignerait en creux un ventre mou, entre les deux une absence de consistance ? La question renvoie à débat uniquement en terme d’esthétique sans prendre en compte les modes de structuration des formes populaires et la richesse que constitue cette expérience. Doit-on chercher un produit finalisé, bien léché, unifié, lissé esthétiquement sous la main d’un grand chef d’orchestre ou prendre le risque de montrer un travail en devenir dans son imperfection et son inachèvement reflet de la disparité des engagements ? Répondre ainsi à la question serait aller vers un compromis dans un sens ou un autre. Moins qu’une équation à résoudre, il s’agirait plus d’un équilibre à tenir entre force esthétique et liesse populaire, visibilité dans l’exposition d’une forme et processus souterrain sous-tendant sa maturation.

La diversité et l’ouverture esthétiques qui a caractérisé le carnaval a-t-il permis une rencontre entre les publics et une confrontation entre les formes ? En partie semble-t-il sachant qu’une juxtaposition est inhérente au principe du défilé. Il y a d’ailleurs cette ambiguïté de la définition même du défilé où la population est spectatrice sur le trottoir d’un spectacle qui lui est proposé dans la rue. Une contradiction avec la notion de fête populaire, le sentiment d’unité collective qui voudrait briser toutes séparations entre acteurs-publics-populations.

La nature des deux parades était en cela bien différente. Pour le hip-hop il s’agissait d’une déambulation chorégraphique, un schéma narratif très codifié qui laissait peu de place à l’improvisation hormis les moments de free style ou chaque danseur pouvait s’exprimer à sa manière mais cela touchait principalement le groupe déjà constitué du défilé. Rien de tel pour la parade techno qui se constituait avant tout sur un mouvement festif débridé. Le public était-il pour autant plus passif pour l’une et plus entreprenant pour l’autre ou la forme plus codifiée d’un côté et plus lâche de l’autre ? Peut-être que le public non initié était plus interrogatif ou surpris pour la parade hip-hop car c’était une première à Bordeaux à la différence de la parade techno.

Mais là aussi les apparences sont trompeuses. Il serait facile de mettre les deux formes en opposition. L’une, le hip-hop serait chargé de sens mais conformiste, collective sinon communautaire, adressé principalement à la population des quartiers, porteur d’une morale ; l’autre, la techno, sans astreinte morale ou sociale d’un message, serait composée de jeunes branchés de la classe moyenne furieusement individualistes, à la recherche d’une évasion du quotidien.

Il faut sortir " des comparaisons effectuées sur cette base asymétrique : art hip-hop versus événement techno-rave, acteurs hip-hop versus participant-raver. En tant que vastes nébuleuses culturelles, les mouvances rap et techno possèdent chacune une palette étendue d’esthétiques (du "soft" au hardcore), et de publics (des jeunes héritiers des quartiers huppés aux chômeurs fils de chômeurs). Le dénominateur commun, c’est que pour chacun de ces individus, l’inscription dans un univers culturel fournit un support pour l’expérimentation du rapport de soi au social, de soi à autrui et de soi à soi; elle fournit une matière symbolique au sein de laquelle chacun emprunte les grands axes et se fraye ses propres passages ".

Entendons effectivement que le hip-hop comme la techno, en tant que forme, font appel à une codification et des rites d’interaction, un rapport de l’individuel au collectif, un imaginaire et des modes de structuration, une diversité esthétique et une recherche artistique. Il est vrai cependant que le type d’implication des formes dans la préparation du carnaval est différent. En privilégiant, dans le cadre précis de notre étude, la dimension d’atelier-résidence dans les quartiers populaires, nous n’avons pas été conduit à rencontrer la forme techno. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit dénuée d’implication sociale par l’origine ou l’engagement de ses acteurs et que nous ne soyons pas amenées à la croiser.

" On ne voit pas les acteurs techno dans les quartiers parce qu’ils ne sont pas dans les centres sociaux, ils sont dans les quartiers sensibles ou pas sensibles mais sur des réseaux qu’à l’époque on appelait underground. Si on remonte aux sources de la techno, au début c’était des traveller’s qui étaient vraiment en résistance, vivaient d’une autre vision du monde, avec une revendication au-delà de la musique qui était très sociale, politique, d’espace de liberté, de rêve. On a commencé à nous voir apparaître dans les MJC mais uniquement sur la diffusion, dans les concerts, mais on était dans les quartiers, puisqu’on était des mecs de quartier mais pas dans le maillage institutionnel parce qu’on avait moins la nécessité financière, on a aussi plus de confort ". (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

L’importance respective des formes hip-hop et techno pousse souvent à les poser en vis-à-vis et les comparer. Mais est-il intéressant ou nécessaire de chercher à les rapprocher ? La dynamique des formes semble se comporter un peu comme le mouvement d’attraction des planètes. Pour maintenir l’équilibre, un éloignement relatif est nécessaire. Elles ont chacune des zones d’influence qui peuvent à certain endroit se recouper mais il serait dangereux de réduire un mouvement populaire à une sorte de confrontation duale où ne resterait le choix que d’être satellisé par l’une ou l’autre force. Les formes populaires ne se réduisent pas à deux esthétiques. Un cadre événementiel favorise une simplification en terme d’esthétique facilement lisible plutôt qu’une prise en compte du mouvement des formes dans leur complexité alors que le travail préparatoire du carnaval ne se résume pas à cela. Tous les propos des artistes viennent ici le confirmer.

Les artistes s’inscrivant d’ailleurs dans ces champs esthétiques ne veulent pas se laisser enfermer dans des phénomènes de modes ou des assignations sociales. Quant aux autres artistes, ils vivraient assez mal de devoir toujours être comparés à ces grands jeux d’influences soutenus parfois plus ou moins adroitement par les pouvoirs publics.

" En ce moment les institutions mettent de l’argent parce qu’ils disent que c’est une solution, c’est un médicament pour une jeunesse malade, il faut leur donner un peu de hip-hop ça va les soigner. Nous on est encore jeune, mais on commence à prendre conscience, à mûrir, on sera toujours là à 40 ans et on prouvera que ça peut créer beaucoup de choses, de la joie et du plaisir, c’est ça qui est important " (Hamid - Cie Révolution)

" Après c’est un équilibre qui ne doit pas être évident à tenir, pour les danseurs je le vois aussi, il y a une pression marchande, économique, qui est effectivement de vivre, et que c’est vrai qu’il y a beaucoup d’argent maintenant insufflé dans les quartiers pour t’occuper des jeunes, mais c’est plus sous la catégorie, animation, prévention parce que l’argent il est plutôt là qu’ailleurs, par exemple travailler au niveau culturel où tu pourrais accueillir autrement les jeunes, il faut savoir accepter ou refuser un moment, c’est un équilibre qu’il ne doit pas toujours être évident à tenir ". (Blade, graffiti-artist)

Entre sentiment d’appartenance et nécessité d’un dépassement, la vie des formes dépend de cette capacité à produire son propre renouvellement. Comme commencement la forme déclare une relation esthétique (réception et jugement) et des processus de mise en sens, mise en lien, mise en forme, mise en scène. Ces processus d’émergence sont à l’origine d’un engagement qui contribue à un dépassement de la forme et par-là même son évolution et son adaptation au monde actuel, bref sa transformation.

Un espace de liberté échappant aux différentes pressions serait nécessaire pour que les artistes puissent jouer pleinement leur rôle, produire de l’ouverture et emmener les publics vers d’autres horizons.

" On peut très vite tomber sur un extrême parce qu’il y a des personnes, comme pour la techno, qui n’écoutent que du rap, qui ne sont bloquées que là-dessus, ce n’est pas la solution non plus. Mais si on fait un travail à l’année, chacun différemment on peut défendre une autre approche comme j’ai pu le faire dans des ateliers. On peut travailler sur des thèmes, sur des choses, essayer de leur montrer ce qui se passe à côté, les emmener de temps en temps au musée pour voir telle ou telle chose qui peut nous aider à réaliser telle ou telle chose. Leur montrer tel ou tel autre peintre, leur donner des idées, leur faire voir des formes, des couleurs qu’ils puissent réaliser ensuite avec le graff ou en mélangeant d’autres techniques de la moulure, on peut vraiment faire pas mal de choses tout en restant vrai avec ce que l’on fait, ce n’est pas parce que l’on fait du graff qu’il est interdit de voir ce qui se passe à côté. Il n’y a que comme ça que l’on peut évoluer, sinon au bout d’un moment on tourne en rond et l’on est enfermé dans son monde et ça ne va pas ". (Blade, graffiti-artist)

Une réponse est donc un travail dans la durée. Il permet de se prémunir de la pression d’une manifestation événementielle où l’artiste risque de devenir prestataire sans accomplir une jonction avec une recherche propre à la constitution d’une œuvre. C’est ce qui est le principe de l’atelier-résidence (voir chapitre " principe de résidence "). D’autre part l’implication de résidence à l’année ou du moins dans un cadre non ponctuel renvoie l’idée d’une cohérence institutionnelle sur le plan d’une politique culturelle obligeant les différents partenaires à se positionner.

" Au départ le carnaval était une commande de l’institution dans le cadre des Programmes Culturels des Quartiers. Musiques de Nuit a rappelé l’importance de placer cela dans un investissement réalisé depuis des années dans cet esprit là, où l’on ne travaille pas uniquement sur un événement. L’idée était donc défendre l’idée d’une reconduction annuelle ce qui a été fait mais il faut rappeler que l’année dernière, au mois de décembre on ne savait pas si on faisait ou non le carnaval, si on faisait venir les Africains du Sud ou si on ne les faisait pas venir, au mois de décembre et c’est quand même un peu difficile de construire des projets artistiques qui se tiennent, de retenir aussi un certain nombre d’encadrements quand tu ne sais pas si ça va avoir lieu ou pas… " (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

Rencontres et Interdisciplinarité

Le carnaval dans sa préparation a contribué à des rencontres artistiques mais les impératifs du cadre événementiel limitent leurs portées en terme de synergie. L’intérêt d’un regroupement d’artistes provenant de différentes régions du monde est de susciter des échanges aussi bien sur le plan culturel (entre formes populaires) qu’artistique (entre démarches de recherche).

rencontres

Les conditions de préparation, le temps limité, le fait que les artistes pour la plupart interviennent dans des lieux différents et éloignés avec des journées bien remplies rendent les rencontres très difficiles. Ceux qui ont travaillé dans le même espace temps au Container, c'est-à-dire principalement les plasticiens et les costumières, on pu bénéficier d’un espace de rencontres.

" On n'a peut-être pas eu l’occasion de voir tout le travail que les autres font, peut-être la journée où l’inauguration, on a vu quand même quelques groupes passer, les Cubains sont passés, les groupes de danseurs, on n'a pas trop discuté mais ils font un travail extraordinaire. Je préfère rester au Container que de retourner où nous logeons, où chacun est dans sa chambre, c’est difficile d’aborder les gens ou bien d’aller voir les gens de rentrer dans leur chambre et discuter avec eux. Je me sens à l’aise ici où tout le monde se rencontre et l’échange aussi, c’est un milieu de travail. La rencontre se fait beaucoup plus ici au Container où je me sens à l’aise avec tout le monde. Ici les Cubains, les Français qui sont là, finalement je ne sais à qui je parle, c’est sympa " (Casset, Cie Côté Jardin)

" Je trouve bien cette possibilité qu’il y a ici à Bordeaux d’avoir plusieurs groupes, plusieurs rythmes, pour un latino-américain, pour un brésilien ou pour un cubain qu’on amène pour travailler sur des costumes de carnaval, c’est toujours très difficile pour rentrer dans l’histoire, parce qu’on a une conception différente du carnaval chez nous mais c’est toujours très enrichissant pour les artistes qui viennent parce que c’est très large au sens de rythme, de culture, etc. " (Wal - Costumière)

Il n’y a pas eu vraiment de rencontre, pour nous ce n’est pas évident, c’était une première, on n’a pas trop le temps de se concerter sur ce qui se passe autour. Sur une plus longue durée on aurait pu vraiment lier quelque chose et construire une histoire, mettre des musiciens, mettre de la percussion, mettre la banda de Cuba avec des saxos et on aurait pu vraiment changer tout ça, j’espère qu’à l’avenir on pourra faire des parades avec d’autres rencontres, faire des échanges avec d’autres intervenants et d’autres cultures, j’espère qu’on pourra intégrer de la percu, la danse africaine, qu’on puisse insérer d’autres styles, mais là on s’est dit, on l’a fait 100% hip-hop, on la garde 100% hip-hop " (Hamid - Cie Révolution)

On n’avait pas le temps, on avait trois ateliers par jour et il faut dire que c’est éloigné, pour partir d’ici il faut attendre qu’on vienne te chercher alors du coup, même après ton atelier tu ne peux pas aller voir ce qui se passe dans les autres ateliers " (Marianne, Cie Côté Jardin)

Si on ne peut pas parler de jeux réciproques d’influence, parfois la simple co-présence des artistes dans un même lieu peut par contre amener un échange de regard riche d’enseignement.

" Le fait d’être en atelier comme ça, travailler mon graff en atelier au Container et être là parmi d’autres artistes plus ou moins reconnus dans leur domaine, que ceux qui ne connaissent pas le monde du graff avaient une bonne approche de mon travail et je ne suis pas sûr que si ça n’avait pas été dans ce cadre là, dans ce milieu là, qu’ils m’aient plus parlé. Le fait d’être dans un lieu comme celui-là, ça a permis aux gens d’échanger, de venir me voir, de prendre le temps de discuter avec moi " (Blade, graffiti-artist)

" Je remarque chez les graffeurs hormis quelques caricatures, c’est beaucoup basé sur le tracé des lettres et l’imbrication des lettres tout cela est intéressant. Mes bandes se démarquent à un seul petit niveau, moi j’étale des formes, des couches abstraites, et l’abstrait c’est un plateau sans indication a priori où chacun puise ce qu’il entend reconnaître ou ce qui plaît à son cœur comme appréciation, tandis que une fois qu’on signe quelque chose, on invite à une lecture, ça je le remarque beaucoup chez les graffeurs excepté quelques caricatures, mais je dirai que chez moi la texture est un peu plus basée sur l’esthétique des arts plastiques, l’abstrait, je les compose autour de ça. Le support que ce soit le papier, du contre plaqué ou le mur et le médium de la peinture, quoiqu’ils utilisent la bombe qu’ils ont à travers leur pratique l’aisance de manipuler comme ils l’entendent mais ça revient au même donc pour le gros des spectateurs il arrive difficilement à discerner s’il ne les voit pas travailler différemment, c’est la même tendance, les mêmes expressions sauf par spécificité eux on les appelle graffeurs et nous des peintres ". (Nabisco, plasticien)

travail collectif

Des rencontres culturelles se sont produites. Cependant un travail collectif interdisciplinaire est un projet en soi qui ne résulte pas d’une simple mise en relation. C’est aussi une prise de risque artistique dans le sens d’une expérimentation collective. A la fois il est important que les formes esthétiques et que le travail des artistes soient reconnus séparément, à la fois il peut être intéressant que quelque chose de nouveau se produise, un espace particulier se crée sans que l’on sache vraiment où ce travail nous emmène. Il ne s’agit pas d’assister à la naissance d’un nouveau mouvement artistique mais d’ouvrir la possibilité de poser un regard renouvelé sur les formes et démarches artistiques.

Je ne suis pas sûr qu’on a pris vraiment des risques en tant qu’artiste parce qu’on arrive chacun avec nos acquis, il y a une sûreté du geste, je ne tâtonne pas beaucoup, j’ai fait quand même une sacrée production en quelques jours et qu’on aime ou qu’on aime pas, il y a une production cohérente " (Jacques Franceschini, plasticien)

Il s’est plutôt produit des échanges de bons procédés ce qui n’enlève rien à la richesse de ces échanges. Là encore, l’unité de lieu et de temps a joué et c’est avant tout sous l’aspect plastique que se sont réalisés ces échanges autour de la décoration des chars du carnaval.

" Ce matin j’étais avec les tageurs espagnols pour la décoration de chars ou la banda de Cuba va jouer et c’est un char à taguer mais aussi c’est un char cubain, donc il fallait mélanger tout ça et j’ai amené pour décorer un bandeau et mes sacs de paillettes, ils étaient transformés, ils étaient fous de voir les petits trucs. Mettre deux jeunes tagueurs espagnols de San Sébastien pour travailler avec un monsieur qui fait le carnaval à Tropicana et à Santiago de Cuba, c’est génial, ça donne de très belles choses et des choses qui sont complètement différentes. Avec les clowns sénégalais aussi ils sont drôles, ils sont géniaux, j’ai beaucoup aimé leur travail " (Wal - Costumière)

Parfois la rencontre se passe moins bien, en l’occurrence quand un groupe musical s’implique au dernier moment pour le défilé. Cela pose la question d’un travail au préalable, d’une sensibilisation réciproque.

" La commande était très floue pour moi, c’était un char Style Bande et un char Ska. Alors le Ska je ne voyais pas trop bien, on m’a indiqué que c’était l’ancêtre du raggae, donc c’était plutôt jaune, vert, rouge, même si elles sont un peu plus pastel mes couleurs. Et puis sur le char Style Bande, je suis très surpris de la réaction des musiciens, j’ai vraiment travaillé avec tout ce qui pouvait rappeler les instruments de musique du Style Bande, c’est-à-dire les bidons, les boîtes de conserve, les dessus des boîtes de conserve découpées, les tambours de machine à laver. Je trouve mon travail bien cohérent et je suis un peu déçu de leur réaction. Je pensais que les musiciens viendraient auparavant, ils ne sont jamais venus, ils ne se rendent pas compte de la place de roi qu’ils ont, mais c’est parce qu’ils sont des rois qu’ils ne viennent qu’au dernier moment, ils ne se rendent pas compte du travail effectué. Je trouve ça très curieux qu’un artiste soit penché sur son caca, qu’il ne puisse pas voir que le monde existe à côté, quand on voit un tableau, ce n’est pas que le tableau, c’est le mur autour, au vingtième siècle c’est ça qui est important, ce n’est pas l’empilage de photos, d’objets ou de trucs les uns à côté des autres, se sont les relations qui peuvent s’établir. " (Jacques Franceschini, plasticien)

Courants d’art

Le principe de rencontre ne peut pas être détaché d’une sensibilité artistique. L’exemple précédent heureusement n’est pas significatif du reste et nous avons pu percevoir une réelle concordance sensible, les propos des artistes le confirment, au-delà des spécificités disciplinaires et approches personnelles… sans que ce " feeling " commun ne débouche sur un travail collectif mais ce n’était pas l’objectif de l’opération.

" J’ai de temps en temps mis la main à la pâte avec Franchesni parce qu’il fallait peindre tel ou tel truc ou il me posait des petites questions sur le graff ou ceci cela, pareil pour Nabisco, on a eu un échange, on s’est fait passer les gamins, ils tournaient un peu dans les différents ateliers. Dans mon expérience personnelle j’ai eu des rencontres comme ça, des métissages entre deux courants d’art comme le graff et la sculpture où j’ai travaillé sur un travail de sculpture à partir de lettrage, les gamins choisissaient une ou plusieurs lettres, ils faisaient le croquis comme pour un graff et ensuite le réalisaient en volume donc là sculptaient, on retrouve le travail de sculpture et puis modelage. Il y a des métissages possibles mais comme à mon avis ce n’était pas le but principal de l’action en tout cas en mettant différents artistes dans un même lieu, qu’ils créent quelque chose ensemble mais qu’ils créent chacun des choses avec des gamins. Peut être par la suite ce sera intéressant parce que s’il y a une vie au Container je pense que c’est ce qu’il faudra faire, c’est qu’il y ait métissage entre courant d’art que ce soit en peinture ou en musique ou autres " (Blade, graffiti-artist)

Même si nous pouvons dire que c’est l’ensemble du carnaval qui constitue une œuvre collective, le mode d’intervention des artistes conduit plus à une juxtaposition des approches.

" Le carnaval présente assez de palettes, il y a une rencontre d’artistes qui prennent position sur plusieurs bases, nous avons des costumiers, nous avons des soudeurs, nous avons des graffeurs, nous avons des graffistes et partant de cette communion d’idées et de pratiques, pour moi essentiellement ça m’enrichit d’avantage parce que j’ai la chance de croiser d’autres personnes et cela tant par le langage que par les signes. Ce que les plasticiens chacun trace à son niveau, ça m’inspire et ça ajoute un peu à mon bagage." (Nabisco, plasticien)

" Je crois que c’était plutôt séparé. C’est un problème de temps qui ne favorise pas les échanges et je pense que tous les artistes convergent vers le même sens et ont à peu près les mêmes interrogations, c’est vrai il a manqué ça, cet esprit d’échanges entre intervenants qui aurait pu déclencher des influences. C’est une belle idée de monter un carnaval qui est une grosse fête païenne et artistique avec les différentes formes qu’il y aura. Chacun vient avec ses idées et son savoir-faire et c’était un cadre bénéfique pour pouvoir échanger, je crois que c’est le temps qui a beaucoup joué. " (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

" Il n’y a pas assez de transversalité entre les groupes, on travaille trop par blocs, comme des blocs de carnaval, il faut qu’on mette plus de transversalité, c’est à nous d’apprendre à faire ça, on a un problème de circulation, d’information. " (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

Une réponse complémentaire qui favoriserait l’échange entre artistes et le travail interdisciplinaire reste donc un travail dans la durée et l’unité de lieu et de temps appuyé par un travail en réseau.

 

Nouveaux référentiels

La forme populaire correspond à une certaine manière pour la vie d’exister. Elle se révèle dans cette capacité à unir dans une totalité, dans un même mouvement, différents aspects de la vie et ainsi transcender les barrières habituelles posées entre art, culture et social. Action artistique et développement culturel sont donc étroitement mêlés dans des espaces de rencontre ou de vie

Référentiel populaire

Rapport à l’espace et au travail

La double exigence populaire et artistique posée en particulier par le travail en atelier-résidence dessine un espace moins " urbain " pas son appartenance territoriale que par sa capacité à créer de la ville, à urbaniser l’espace.

Nous pouvons dégager de nouveaux territoires géographiques culturels, symboliques. D'une certaine manière, s'impliquer ainsi dans cette perspective urbaine c'est s'inscrire manière claire dans une politique de la ville qui ne concevrait pas des cultures territorialement spécifiques et inscrirait la mobilité au cœur de son action.

D’ailleurs, si on envoie un artiste dans un quartier en espérant qu’il résoudra des problèmes, nous nous apercevons bien vite qu’il créera au contraire de nouveaux problèmes, soit parce que la greffe ne tient pas, soit parce qu’elle marche et que les processus entamés échappent à la maîtrise du cadre préalablement posé.

C’est bien évidemment une cohérence globale qui est posée ici. A la cohérence artistique devrait correspondre l’équivalent sur le plan de l’éducation populaire élargi à l'ensemble des pratiques urbaines. Ce n’est pas simplement les structures des quartiers qui sont visées. Une forme populaire ne s’astreint pas à une relation centre-périphérie et interroge la façon de concevoir la ville et la vie dans son ensemble.

" A propos du centre social, c’est bien de s’appuyer sur les parents, faire un code de déontologie de fonctionnement dans le lieu parce qu’il faut gérer le lieu mais il faut ouvrir l’espace, il faut ouvrir le lieu. On peut avoir le même discours par rapport à tout lieu qu’on ouvre, que ce soit un centre social ou le lieu que monte Musiques de Nuit, c’est l’accueil. La même ouverture que tu reconnais pour les artistes l’avoir pour les gens que tu ne considères pas comme artistes, appelés public ou populations, avec les prises de risque que ça implique. Tu vas voir que l’ouverture vers les populations va être différente, tu vas gérer ton lieu différemment et là tu vas voir les émergences, les voir, pas les repérer. Finalement gérer un lieu c’est gérer le laisser faire. Même s’il y a des règles, parce que ça se gère, parce que l’on est dans une société donnée " (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

Il s’agit donc de dégager une mobilité et un rapport à l’espace autrement que par une catégorisation des lieux et des zones urbaines mais à l’intérieur même d’un mouvement. Les rencontres et le rapport au travail suscités par le carnaval et sa préparation peuvent ainsi se comprendre comme une mise en lumière de ce mouvement.

Une approche de l’éducation populaire serait de restituer la présence de l’individu au monde dans une totalité. Il s’agit de travailler sur le lien entre l’individuel et le collectif, le particulier et l’universel, l’échange culturel et les sphères esthétiques. Interroger un rapport différent au travail et l’accompagnement de projets entrepeunarial.

" Peut être l’éducation de la société ça a ses avantages, mais est ce qu’elle est faite dans les règles de l’art on ne sait pas, disons que c’est une chaîne, chaque éducateur a ses défauts et ses qualités aussi et quand il éduque. Mais ce qui est mieux pour l’enfant c’est de le laisser s’exprimer même s’il dit des bêtises ou des choses qui ne sont pas bonnes, il faut qu’il arrive à s’extérioriser à dire ce qu’il pense et ce qu’il ressent. En faisant du théâtre je donne du plaisir à certains " (Casset, Cie Côté Jardin)

La dimension populaire est aussi remarquable dans le fait que l’activité première du travail est source d’un rapport riche au monde et ne se réduit pas à une marchandisation.

" La mise de côté de la réponse politique a permis à une pensée unique de s’installer. C’est les concepts d’acceptation, d’inéluctabilité dans lesquels s’enferment les quartiers dits sensibles ou déshérités : l’inéluctabilité du tiers monde, du quart monde, que le développement de la société produisait ça et qu’il fallait l’accepter, que la seule manière de s’en sortir, pour justement effacer le débat du rapport au travail, mais aussi du rapport au plaisir. Quand je dis que la réhabilitation du don est révolutionnaire, c’est par rapport à cette idéologie que tout doit être fait pour l’accession au dieu marchandise et à la réussite sociale etc. Le don là-dedans vient casser tout parce que c’est un truc de plaisir. Le don contribue à une esthétique et une culture populaire, c’est pour ça que c’est inacceptable d’appeler culture urbaine, parce que c’est un rapport qui te renvoie au ghetto géographique, et qui efface tes racines, ton histoire, d’où ça vient. " (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

L’atelier-résidence constitue en cela un laboratoire naturel de ce que pourrait être un autre rapport au travail, comme confrontation à une matière, exigence méthodologique, accomplissement collectif et développement d’un parcours autodidacte.

Rapport culturel du particulier à l’universel

Les artistes posent en cela un précieux repère dans leur rapport au métissage et à la frontière, entre l’ancrage des origines et la mobilité du voyage, entre un rapport premier au travail et la maturation d’un projet artistique.

Les rapports culturels sont soumis bien souvent à une vision binaire. Les particularismes et appartenances culturels seraient soit dissous dans la mondialisation, soit enfermés dans le communautaire sectaire.

Toute affirmation culturelle est souvent vue de manière négative ou restrictive. C’est le cas pour le terme " ethnicisation " appliqué sans précaution ni discernement aux quartiers populaires.

La façon dont se sont déroulés les ateliers du carnaval semblerait prouver que l’on peut ouvrir des espaces échappant à cette rhétorique. La manière dont se développent les formes populaires, le principe de mettre en lien des éléments différenciés et hétérogènes dans une totalité cohérente est porteur d’un tout autre message : la capacité de lier dans un même mouvement individuation et intégration.

" Je crois qu’on a été les premiers à faire des échanges internationaux. On doit avoir cette exigence, c’est pour ça que je veux que dans les Gamins de la Rue, il y ait une charte, où ce type de scénographie du dispositif, doit être expliqué, on doit s’y engager. On tient à faire venir des artistes, des émergences qui sont en relation avec des mouvements populaires, qui sont dans des mouvements de société et que ça va avoir un jeu interactif ici, là-bas chez eux, ça c’est important dans leur choix. " (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

" l’art c’est ça aussi, c’est la coopération " (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

Les artistes issus des formes populaires, en particulier ceux du Sud, sont particulièrement bien placés pour mettre ce cheminement entre le particulier et l’universel.

" Le brassage universel, tout doit passer par-là, parce que demeurer stationnaire, aimer son pays, y être né, mourir, c’est local, or la mouvance actuelle appelle chacun un peu partout. Forcément on se rencontre et qui dit rencontre de deux individus dit rencontre de deux concepts, de deux facettes de culture, donc si le carnaval réussit à réunir ceux de l’Amérique du Sud, ceux de l’Afrique, ceux de l’Europe, c’est déjà un avantage, c’est ce plateau ambiant là qu’un homme conscient, un homme éclairé recherche, on peut tirer beaucoup de choses. En tant qu’africain, nous sommes conscients de tout ce qui se dit autour de ça, l’héritage culturel africain est important et primordial, la domination coloniale, ça été un transfert monumental qui a beaucoup pesé tant sur le côté spirituel que sur le côté fonctionnel de la vie. Malgré tout ça, moi je louerai la perfection au niveau de chaque individu, qu’il soit chinois, européen, africain. A l’heure de la rencontre universelle, le brassage universel, il faut que chacun soit capable d’exceller dans un domaine donné. Après on parlera de la restitution de cet héritage là. Une fois on requiert le statut de la qualité sur toute chose, la conscience en attestera et il serait grand temps de dire à ceux qui ont osé transplanter, de leur dire mais quand même comment pouvez vous soutenir telle personne si tu l’as déjà amputée de ses valeurs. Ce moment là viendra mais maintenant tout africain doit se mettre sur les bancs de la perfection, ce n’est pas une affaire de politique ou de coloration, c’est plutôt un appel nouveau, cette liberté à travers les hommes.(Nabisco, plasticien)

" On veut que cette culture qui est dite née des banlieues devienne une culture universelle. De partout qu’on puisse s’en servir vraiment sans lui donner une mauvaise image, au contraire en la poussant et en lui donnant quelque chose de positif parce qu’à la base c’est quelque chose de positif. C’est une culture qui donne la chance à tous les individus de n’importe quelle couleur, de n’importe quelle nationalité ou religion de se mélanger, de connaître un petit peu le savoir de chacun, c’est quelque chose de fort, c’est une culture où il ne peut pas y avoir de racisme, ça ne peut pas exister, c’est tolérant, c’est ouvert, il y a toujours cette notion de respect et d’unité, la famille. " (Hamid - Cie Révolution)

" En fait, c’est une relecture d’une réalité que nous vivons tous les jours, cette symbolique de la saleté sur laquelle nous jouons notre théâtre, elle veut dire autant cette saleté physique que morale aussi bien les rapports d’envahisseurs, de maladies qui arrivent dans certains pays qui sont amenés par certains gens, on fait des clins d’œil sans en parler franchement parce que ce n’est pas trop notre propos, mais nous voulons que les enfants en général au sortir du spectacle puissent avoir des pistes de réflexion par rapport à l’environnement, avec son prochain, se sont des idées que nous voulons faire passer parce qu’elles sont d’actualité, elles sont éternelles et que toutes les mentalités du monde peuvent comprendre, ce n’est pas spécialement que nous nous adressons à un public de chez nous, se sont les mêmes réactions que nous pouvons constater chez l’enfant africain comme chez l’enfant européen. Ce qui veut dire que c’est un thème universel qui peut titiller la sensibilité de tout le monde ". (Mokhtar, Cie Côté Jardin)

La compagnie Cotée Jardin est déjà en elle-même une histoire de rencontres. Le fait que de traverser toutes ces qualités, ces défauts, ces différences, donne tout de suite une portée universelle au message.

" Chacun de nous a un clown qui dort en lui il suffit de le réveiller, et nous ce qui fait le charme de Côté Jardin et du groupe, ce qui me plaît beaucoup dans ce groupe, tous les cinq nous venons d’un milieu différent, par exemple Marcelle, elle est brésilienne, moi je suis de l’ethnie Peul du nord du Sénégal, Dada et Patricia du sud, Marianne du milieu, Patricia elle est chrétienne et nous les trois on est musulman c’est quelque chose de fabuleux même si ce n’est pas toujours facile d’être ensemble, chacun a la manière dont il est éduqué, ses qualités, ses défauts, ses habitudes mais chacun essaie d’apporter sa sensibilité ethnique " (Casset, Cie Côté Jardin)

Référentiel artistique

" L’idéal serait que la vie soit de l’art " (Jacques Franceschini, plasticien)

" Définir la chose artistique, c’est presque impossible, c’est l’expression la plus ancienne de l’humanité parce qu’il y a deux termes très intéressants en art : le gestuel et le verbe. Une fois qu’on maîtrise les deux, on peut se dire artiste. Je sais que l’homme depuis qu’il était nu, il a essayé de faire des signes, il a essayé de faire des verbes, à l’issu de ça il a construit le langage, à partir de ça il a eu une écriture, à partir de ça les inventions se sont succédées, peut être demain il y aura d’autres manières, d’autres manifestes de l’art, donc l’art est noble depuis le départ, l’art c’est le tissu qui soutient toutes les facultés de l’homme, pour le satisfaire par l’indivision parce que l’esthétique c’est ça. " (Nabisco, plasticien)

Le référentiel du monde l’art

Il est difficile de définir l’art en tant qu’art. Cette définition apparaît dans une relation triangulaire entre œuvre, artiste et public. La manière dont s’instaure cette relation, ce que nous appelons référentiel, dépend des époques et des situations.

C’est la définition de l’œuvre d’art, la chose produite, une matière et puis quelqu’un qui le regarde. Actuellement c’est quand même beaucoup plus pervers, parce que s’il n’y a pas le soutien ou la reconnaissance de l’institution, tu n’existes pas. L’institution est ce qu’elle a toujours été, aussi présente, sans doute. A la Renaissance c’était le roi, le prince ou l’église qui donnait les moyens pour le faire, il n’y a que depuis le dix-neuvième siècle qu’il y a l’émergence de gens solitaires qui travaillent dans leur coin, qui produisent et qui disent c’est une œuvre d’art ça. Ensuite c’est à ces gens de se faire reconnaître par l’institution qui dit oui celui-là c’est un artiste ou ce n’est pas un artiste, à tord ou à raison. C’est le monde de l’art, le petit monde de l’art qui est le même à Bordeaux comme dans n’importe quelle ville, qui est aussi pesant, aussi ignorant, qui se prend peut être aussi pour le centre du monde, il y a des endroits ça change, d’autres beaucoup plus oppressants, il n’y a pas vraiment de règles et puis peut être que moi je ne veux pas être reconnu par ces gens, j’ai trouvé d’autres créneaux qui me permettent de vivre, après tout ce n’est pas mal " (Jacques Franceschini, plasticien)

La création d’un nouveau référentiel pose la question de notre capacité à juger et apprécier ce qui se produit (ce qui se passe et ce qui émergence) de cette rencontre particulière provoquée par l’atelier-résidence et plus généralement par la volonté de mettre en cohérence approche artistique et approche sociale.

" Actuellement, nous n’avons pas le choix de revendiquer des choix esthétiques, il n’y a plus de choix, entre les académismes religieux du ministère de la culture et l’industrie artistique. Il y a une espèce d’uniformisation et le seul terrain où les gens peuvent reconquérir de l’esprit critique et avoir du choix, c’est le terrain de la pratique, c’est la rue. " (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

Décloisonner les références, c’est aussi créer cet espace de respiration, se donner le droit de rêver, d’imaginer autrement la vie aussi. Comment qualifier par exemple le travail des artistes au sein du carnaval ? Ni création artistique, ni travail social, peut-être travail artistique et création sociale ?

Le développement du travail en atelier conduit à une production. Nous lui préférons à l’idée de création qu’il englobe ou déborde. En effet la production se traduit par l’action de " faire exister ". Elle ne se résume pas à un produit fini qui serait la matérialisation d’un projet déjà constitué. L’atelier produit des relations, des échanges, des espaces qui se diffusent. Il s’agirait donc d’ouvrir la possibilité de jouer sur plusieurs référentiels de la rue à la scène et de la scène à la rue.

Rue et opéra

" Il faut qu’on fasse nos preuves sur scène, il faut qu’on puisse faire nos preuves dans la rue. Quand on fait un show quelque part dans une gare ou dans un centre commercial, on donne la possibilité de montrer un spectacle à des gens qui n’iraient jamais acheter un ticket et aller à l’opéra pour voir un spectacle. Ce que nous impose les institutions, c’est de choisir : ou vous choisissez la rue et vous restez dans la rue, ou vous choisissez l’opéra et vous êtes dans les opéras. Mais il ne faut pas se leurrer, nous c’est un tout, on vient de la rue, on va sur les scènes, on va partout. Si on me voit demain dans un centre commercial en train de tourner sur la tête, je le ferai proprement, je vais venir avec une tenue de scène, je vais leur montrer un spectacle, leur faire vivre quelque chose d’important. Ce qui est important c’est le plaisir qu’on fait passer, la joie de voir ces jeunes s’éclater, se faire plaisir, vivre un moment fort, les gens qui regardent ça ils le ressentent, ça les fait vibrer, c’est ça qui est beau dans ce que l’on fait dans ce que l’on réalise. Ce qu’il faut, c’est ne pas être figé, être statique à un endroit et d’être prisonnier quand on fait de la scène, on fait de la création. C’est trouver constamment l’originalité, le nouveau style ". (Hamid - Cie Révolution)

Toile et graff

" Ce que je fais sur toile ça n’a rien à voir avec ce que je fais sur le mur, c’est plus personnel, le travail est plus long, le message est plus fort et plus recherché, donc à partir de là j’avais besoin d’éléments techniques et de m’ouvrir sur d’autres manières de peindre, prendre le pinceau, mélanger les différentes peintures, mélanger l’aérosol avec l’acrylique, avec l’huile, suivant les effets que j’avais envie de rendre et suivant ce que je peignais, mais ce n’était pas de la toile, toile, je travaillais sur carton, sur des matériaux assez simples et dès lors le montage de châssis par exemple je monte mes propres toiles, je fais mes propres châssis, je fais de A à Z mes toiles, mes encadrements et tout le reste. En graff sur mur ou autres supports, je travaille beaucoup le lettrage, je suis plus sur le lettrage, je fais rarement des personnages, sur toile c’est carrément l’inverse, il y a quasiment que des scènes, que des personnages, quasiment pas de lettrage. En toile, je compose mes toiles comme un photographe pourrait composer une photo, se sont des expressions de visage, il n’y a pas beaucoup de gestuelle, c’est surtout sur les visages, les regards. Ca peut être sur une toile pour montrer la solitude ou des choses comme ça, il y a deux, trois images de la même personne sous différents angles, le regard lointain avec un fond. Sur mur, c’est plus un travail de graphisme et de recherches de lettres, purement de lettres, plus la lettre est recherchée, plus mon graff est mieux. En graff c’est comme un typographe en recherche de lettres ". (Blade, graffiti-artist)

pour danser et pour l’âme

" Dans ma recherche que la musique soit populaire ou non, c’est l’échange avec le public, c’est ce que je recherche avant tout, c’est cette communion avec le public. Chaque morceau a son message. Chaque morceau a un but déterminé, la chan chan c’est pour danser et la petite cantate c’est pour l’âme, c’est un message destiné à l’intérieur …. " (A. Castillo Penalver, Banda de Santiago de Cuba)

La relation esthétique n’est pas propre à l’art, elle est propre à la réalisation humaine.

" Moi je reste spécifiquement dans le sens des couleurs et des formes sinon chacun rêve, la plus petite réalisation humaine, dès qu’elle est réussie, dès qu’elle véhicule la petite chose, quiconque le voit, il rêve au-delà, ça le véhicule, c’est là l’importance de l’esthétique, ce n’est pas consommable comme le riz ou la viande mais ça nourrit l’esprit " (Nabisco, plasticien)

multiréférentialité, du troubadour au performeur

Ainsi plusieurs types de relations esthétiques peuvent être mis à jour qui correspondent à autant de référentiels. Trois principaux référentiels peuvent être ainsi discernés, dressant un continuum de l’accomplissement humain à l’œuvre artistique : le référentiel de la rue, de l’atelier et de la scène ou espace urbain, espace de travail, espace de représentation.

Entre la rue et la scène de l’opéra, les matériaux urbains et la galerie d’art se place l’espace de travail de l’atelier-résidence. Ainsi le carnaval réunit ces trois univers.

" On sait que le carnaval n’est pas la vie de tous les jours, dans une ville il ne peut pas y avoir cinquante ou cent carnavals par an, peut être une fois l’an ou chaque deux ans, donc c’est pour rompre avec la monotonie de la quotidienneté, c’est pour apporter un plus tant à la perception, à la chaleur, à l’atmosphère tout ce qui se déroule communément dans une cité. Le carnaval est très important, c’est un haut lieu où un artiste peu s’afficher et très curieusement toutes les catégories d’artistes peuvent s’exprimer du troubadour à l’excellent performeur, tout est possible dans le carnaval, par exemple rompre avec le gris, colorer l’espace, animer l’espace. On dit populaire pour exprimer l’ensemble mais ça regorge d’une qualité exceptionnelle, parce qu’il me semble que quiconque est là, s’il est conscient, donne le meilleur de lui-même, c’est de l’art au haut niveau parce que c’est la rencontre des continents et je loue beaucoup cette force qui nous a réunis " (Nabisco, plasticien)

L’ouverture d’un espace comme le Container permet d’influencer sur le caractère événementiel d’une opération en créant une unité de lieu et de temps, et de manière corollaire ouvrir un premier espace de discussion et de rencontre. Mais il ouvre aussi la possibilité d’une réflexion sur les différents référentiels susceptibles de juger l’ensemble de l’opération en mettant en lien les acteurs concernés.

" Si on veut des projets esthétiques forts, il faut qu’on ait plus de communication et qu’on y réfléchisse, qu’on ait des séances de travail plus nombreuses, et que petit à petit on y mêle plus de gens, c’est là que je parlerai de transversalité, y compris avec des centres sociaux sans vouloir inviter tout le monde, il y en a qui sont prêts, qui ont envie. Certains centres sont venus là au Container avec les gamins, ils pourraient rester au centre pour faire ce qu’ils ont fait là, ils viennent là parce que c’est une affirmation, il faut le prendre en compte. " (Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

 

Lieu culturel

Nous aimerions ici fermer un cycle de travail autour de l’idée de lieu culturel. Le Container a constitué comme nous le soulignions, une unité spatio-temporelle durant la préparation du carnaval.

Ainsi est-il surprenant de voir comment cet immense hangar, ancien lieu de stockage de containers SNCF, paraît aujourd’hui si petit et si familier. Ce lieu qui serait au départ qu’un non lieu, vide de toute rencontre et de toute histoire, devient un lieu repéré sans que l’on puisse déterminer à l’avance son attribution. Ce n’est pas un lieu consacré à l’art comme nous pourrions le dire d’une galerie d’art, d’un musée ou d’un théâtre. Ce n’est pas non plus un lieu de réparation du social dévolu au suivi de populations dites en difficulté, ce n’est pas non plus un lieu de proximité dont la mission toucherait une zone géographique déterminée. Cette indétermination, ou cette incertitude renforcée par le caractère éphémère de l’événement et du statut lui-même du lieu ouvre d’autant plus le champ du possible.

Le seul objectif du carnaval ne semble pas suffire à déterminer la qualité du lieu, le lieu ne peut se définir que par le travail lui-même qui s’y s’exerce ou plus précisément, par un certain exercice d’un certain rapport au travail et à la matière.

Sa situation symbolique au milieu des deux rives (rives droite et gauche de la Garonne) le place naturellement comme lieu de rencontre. L’indétermination de sa qualification constitue plus une chance qu’un handicap. Il est ce que les gens en feront et la manière dont ils l’habiteront.

Rapport au public (population ?)

Il offre un espace flexible de travail pour les artistes, un rapport à l’œuvre différent pour les publics, une manière de revenir sur ces aspects de la multiréférentialité qui transcendent les clivages artiste-œuvre / public-population. Une manière aussi de dépasser le débat classique entre public et non-public. Le public ne se définissait pas obligatoirement comme spectateur d’une œuvre, du moins n’y avait-il pas la solennité empruntée du lieu consacré bien que la simple exposition ou la performance artistique contribue à consacrer le lieu.

" J’ai vu beaucoup de personnes étonnées ou surprises du travail qui avait été fait, rien qu’en leur montrant l’esquisse d’un panneau, beaucoup s’imaginaient l’improvisation, partir comme ça sur le mur comme on part en extérieur, ça a remis pour certaines personnes de remettre les pendules à l’heure, ça m’a permis de recadrer, de leur montrer comment ça fonctionnait et ce n’était pas mal. Ils ont bien pris la chose et étaient très intéressés " (Blade, graffiti-artist)

" Il y a eu des passages, se sont les questions courantes : comment tu fais, qu’est ce que c’est, il y en a d’autres aussi qui apprécient, oui, il y a eu ces passages. Il faut être modeste, car nous nous n’avons qu’à entrevoir et à projeter, faire et laisser dire, néanmoins il y a eu des intérêts, il y a beaucoup de personnes qui m’ont demandé " (Nabisco, plasticien)

" Ici c’est plutôt très très courtois, j’ai fait ce genre d’expérience, ce n’est pas la première, sur la plage avec des matériaux de récupération, j’en ai fait une devant le Colbert où là les gens étaient beaucoup plus, pas agressifs, mais un peu plus intrigués ou je m’en foutistes, " oui ça ne sert à rien, se sont des conneries tout ça " tout en revenant prendre une photo et suivre le déroulement du travail, alors qu’ici tout le monde est très courtois, c’est un lieu qui consacre là aussi, il faut croire que le lieu est quand même lié à la reconnaissance des choses. Les gens Ils reconnaissent que c’est de l’art, à défaut d’être une œuvre, ils reconnaissent que c’est un objet inutile, que c’est un objet, comme disent les gosses, "pour faire beau", et tous les gens ils comprennent ça, même s’ils ne savent pas trop où ça va se situer, sur un char ou dans la décoration du hangar, où si c’est pour rester là, ils voient bien que c’est un objet d’artiste, ils le voient ça. Le petit milieu de l’art sait très bien gérer ce genre de chose, le côté événementiel dans les banlieues ou à la base sous-marine à Bordeaux, ce grand cube de béton où il y a des manifestations artistiques, le milieu culturel se sort là-dedans, il y va et c’est très bien pour eux là aussi ". (Jacques Franceschini, plasticien)

Une façon peut-être d’éviter une trop rapide consécration, est de maintenir une approche de laboratoire, l'idée d’expérimentation dans la relation entre résidence et transmission.

Aide aux jeunes artistes

Il peut offrir un lieu de repos et de recomposition pour les jeunes artistes ou compagnies émergentes en offrant les moyens appropriés d’un travail professionnel.

C’est vrai que la première fois pour mettre en place un spectacle on a mis deux années, pour notre prochain spectacle on mettra moins. Pour pouvoir aller plus rapidement, il faut avoir tous les outils nécessaires. C’est un tout, on sait que tout doit évoluer en même temps, les stratégies, on se pose des questions, on a réussi à se former au niveau administratif, comptabilité, au niveau gestion de l’association, de la compagnie, tous les à-côtés. On est en train d’apprendre et on continuera à apprendre, c’est qu’à chaque fois on est obligé de se remettre en question : là on se trompe, là on délire, on est parti dans du mime, dans du théâtre, là on est plus en train de danser, là on a oublié des choses de l’extérieur on a oublié les costumes, on n'a pas fait trop attention à la musique, on a pas fait attention au décor, il faut penser à tout et être bien organisé, c’est un travail d’équipe. On nous a donné la chance d’être sur scène mais il faut qu’on soit à la hauteur des grandes compagnies, elles sont bien entourées, elles ont toute une équipe administrative qui est derrière et qui pousse à ce que la compagnie soit reconnue au niveau international, on a conscience de cela. On essaie de s’implanter sur Bordeaux et d’avoir un lieu à nous, un endroit où l’on puisse faire notre travail de répétition, de création, de transmission au niveau des ateliers, des stages. On espère monter un jour une grande école et qui puisse former les danseurs de demain et qui puissent donner le bagage nécessaire et pousser à ce que les jeunes puissent avoir une formation complète pour arriver à un niveau professionnel. Tous les outils, tout ce qui nous aura manqué sur notre route on leur donne directement parce qu’à la base, les jeunes ce qu’ils oublient c’est que nous on a commencé dans la rue avec personne, avec la télévision, on copiait des mouvements et on essayait de créer notre propre gestuelle. On est encore jeune, aux États-Unis, eux ils se prennent en charge, ils font leurs propres festivals, ici on est beaucoup assisté, on attend après les institutions qu’elles nous donnent les moyens de le faire, mais beaucoup d’institutions ne croient pas aux jeunes, elles n’ont pas confiance." (Hamid - Cie Révolution)

" L’idéal, s’ils continuent, que le Container soit un lieu de travail où il y ait de la production, un lieu de rencontres où il y ait des artistes en résidence qui passent, qui viennent, donc des artistes plus ou moins permanents pour les événements pour des ateliers, et d’autres artistes qui vont et viennent ce serait le schéma idéal et puis la production c’est personnel. .Moi techniquement je ne peux pas faire une toile de 2m chez moi, si je peux travailler dans un atelier comme ça ouvert ou pas au public à certaines heures, c’est aussi pas mal, montrer qu’il y a quelqu’un qui bosse, qu’il continue avec un atelier, qu’il continue avec une production, pour retrouver toujours ces trois éléments de travail " (Blade, graffiti-artist)

Le lieu peut donc être celui de l’accompagnement artistique régional mais aussi offrir un havre pour d’autres artistes nomades.

" Je considère le Container comme un atelier et cet atelier est spécifique parce que nous sommes dans cet environnement, or, l’art n’a aucun interdit, l’art peut se produire en plein air, dans une belle demeure, en pleine brousse, tout dépend de ce qui sort du génie de l’homme. C’est déjà un facteur très important, ici, on est abrité, on est isolé du reste, on a du matériel autour et on a le loisir d’exercer ce que l’on veut faire et travailler à côté d’autres artistes. " (Nabisco, plasticien)

Développement culturel et artistique

Le lieu peut offrir une base cohérente dans la durée pour souder entre elles des opérations à caractère événementiel et ainsi offrir un pôle de mobilisation pour d’autres types de manifestations.

" A la fois le caractère événementiel met en visibilité des choses intéressantes par les côtés spectaculaires, mais ce n’est pas suffisant pour assurer une base s’il n’y a pas des relais, une cohérence d’année en année par rapport aux manifestations, par rapport aux festivals, par rapport aux carnavals, etc. C’est pour ça qu’il faut un lieu à l’année. Une des idées qu’on avait entre Musiques de Nuit et les gamins de la rue, c’était de développer en parallèle au festival de Haute Garonne des ateliers résidences dans ce lieu où des jeunes émergences ou des jeunes par des structures d’autres villes qui voudraient passer des séjours dans le cadre d’atelier résidence puissent venir ici, trouver un lieu dans lequel se déroulent les ateliers. Il faut construire un accueil si on veut un lieu comme ça, qui fonctionne, que ce soit un lieu qui ouvre des espaces et pas un lieu qui soit un nouveau centre social, la coordination artistique des centres sociaux "(Jacques Pasquier, Les Gamins de la Rue)

" Le lieu c’est la base de tout. Pour en faire un lieu où il se passe des choses et puis c’est un petit peu un repos pendant un moment et puis il se passe à nouveau des choses, tout en sachant que moi je pourrais y travailler et avoir mon propre travail avec d’autres " (Jacques Franceschini, plasticien)

Dans tous les cas, catégoriser d’emblée cet espace serait nous enlever la compréhension des processus qui assistent à l’émergence des formes. Si à travers la rencontre entre l’art et le social, il éclaire des processus artistiques et sociaux, c’est pour mieux nous questionner sur le sens que prennent ces processus dans la société d’aujourd’hui. Il nous interroge sur les modes de production artistique, le rapport au travail, l’éducation populaire, etc. Il peut être dans ce sens un lieu ressource, à la fois trace historique du développement des formes populaires, vitrine d’une expérimentation artistique et pôle de réflexions et de formations pour les acteurs culturels et sociaux.

Sans doute est-ce en considérant dans un même mouvement ces deux dimensions, artistique et sociale, que pourront s’élaborer avec les partenaires concernés un nouveau référentiel susceptible d’apprécier et de juger ce que représenterait aujourd’hui une forme populaire.

Cependant cela n’est pas suffisant. Non seulement il est nécessaire de prendre en compte la réalité dans une totalité et pas uniquement sous un unique aspect artistique ou social mais encore faut-il créer des espaces où le croisement des regards et des compétences soit possible. La manière hiérarchique et catégorielle dont est découpée la ville permet rarement de mettre en synergie les actions et les réflexions.

L’évaluation de ce qui contribue à une émergence culturelle, une expression artistique ou à la structuration d’une forme populaire nécessite une mise en lien inédite entre les personnes concernées et ne peut se réduire à une juxtaposition d’approche méthodologique ou de courant disciplinaire parce que les paradigmes classiques dans chacun des champs respectifs (art, sociologie, action culturelle, action sociale etc.) ne correspondent plus ou ne suffisent plus à décrire la réalité. Les discours que nous entendons sur le thème de la " fin ", la fin de l’art, la fin de l’histoire, la fin du travail, la fin de la ville confirment par la négative notre incapacité à capter le renouvellement des formes

L’instauration d’un nouveau référentiel conduit à un espace de reformulation et d'expérimentation où s'exerce un jeu de tensions et de contradictions, où peuvent être posés des enjeux. Nous nous apercevons que l’idée de lieu culturel ou d’atelier-résidence, peut être autre chose qu’une modalité d’intervention artistique. L’atelier de résidence peut être également compris comme idéal-type, c'est-à-dire un modèle qui n’existe pas totalement dans la réalité et peut cependant la transformer comme idéal à atteindre. Il peut alors constituer un espace d’échange et de reformulation de l’action sociale et culturelle.

Pour conclure

En guise de conclusion sur le carnaval, nous pourrions dire que l’événement mêle une dimension, la liesse populaire et une intention, un projet articulant direction artistique et transmission (atelier-résidence).

La particularité du carnaval de Bordeaux est peut-être de n’être ni vraiment institué, ni totalement débridé. Il ne ressemble pas au carnaval du Sud, mais n’est pas comparable à celui de Nice. Une originalité qu’il serait important d’approfondir tient justement à cette implication artistique et sociale à travers la résidence d’artistes en atelier.

Cependant, et c’est là qu’intervient la notion d’un référentiel à plusieurs entrées, la fête populaire et l’atelier-résidence n’appartiennent pas au même espace-temps.

La liesse ne se décrète pas. Elle issus d’un mouvement global, une mise en rythme de la vie, alliant les cycles profonds des formes populaires et la spontanéité de l’effervescence.

L’atelier-résidence implique une cohérence dans la durée, la rigueur d’un travail sur la matière, la présence d’artistes engagés développant parallèlement une œuvre, et, autour de l’espace ouvert par ce travail, une médiation, une sensibilisation et des relais.

Les deux aspects peuvent se croiser à l’occasion d’un événement mais il serait risqué de chercher une relation directe de cause à effet. C’est à ce croisement que se situe le carnaval de Bordeaux, c’est sa richesse mais aussi son ambiguïté.

Vouloir faire de l’atelier-résidence le ferment d’une liesse populaire serait altérer ses principes et réduire sa portée à une animation. La démultiplication des lieux d’intervention artistique ne garantit pas un label " populaire " à la manifestation, sauf si l’on estime, à l’instar de l’industrie culturelle, que populaire veut dire toucher le plus grand nombre de consommateurs ou produire le plus d’effet médiatique. Les exigences induites par l’atelier-résidence impliquent au contraire un resserrement quantitatif et le rapport au temps d’un cheminement qui se calcule en années.

A l’inverse vouloir faire d’une effervescence publique le fil conducteur d’un projet artistique serait restreindre la relation esthétique au référentiel du monde de l’art prenant en compte les formes populaires que sur la surface d’une déambulation esthétiquement acceptable et concevable. Aussi profonde et spontanée qu’une éruption volcanique, la fête populaire ne se soumet pas à la bonne volonté des géologues. Bien qu’on ne puisse pas la prévenir, elle obéit à des cycles profonds. L’ancien carnaval avait su régler ce genre de soulèvement sur le calendrier chrétien lui-même calqué sur des rites bien plus anciens. Il existe un sens plus ou moins mystérieux, profane et sacré, propre au mouvement des formes, qu’un nouveau type d’effervescence carnavalesque pourrait éclairer et canaliser en même temps.

Ici, l’atelier-résidence peut jouer un rôle dans une mise en visibilité des processus (ce que nous appelions cadre secondaire) en travaillant sur la matière des formes et le rythme de leur vie. L’art n’est ni populaire, ni élitiste, mais ce cheminement si singulier des artistes issus des milieux populaires porte en germe cette rencontre possible avec ce mouvement des formes dont la force esthétique réunit les masses. En cela, l’atelier-résidence peut contribuer au développement des formes. Leurs caractères exemplaires (par le parcours du maître-artiste, l’exigence de son travail et la réciprocité du don qu’il tisse avec d’autres) attisent des pôles artistiques dont le rayonnement esthétique ira déclarer d’autres foyers. Remarquons que nous parlons ici d’effet de contagion. L’atelier-résidence n’est pas modélisable, on ne peut le reproduire comme un clone, ni en maîtriser les facteurs comme une équation. Il est issu d’une rencontre unique. Il peut par contre s’appuyer sur la fonction naturellement médiatrice des formes pour ce propager. Les artistes vont là (ou devraient se sentir libre d’aller là) non pour faire de la culture ou du lien social mais parce que là se trouve un espace de travail et de rencontre possible.

Atelier-résidence et mouvement populaire portent donc leur propre cohérence qu’il n’est peut-être pas souhaitable d’unir à tout prix. Mais ces deux cohérences méritent d’être prises en compte avec attention dans un référentiel à multiples entrées (rue, studio, scène — espace public, espace de travail, espace de représentation). Seul ce type de référentiel impliquant tous les acteurs concernés est susceptible d’accorder de la valeur à chacune de ces dimensions (principe d’évaluation). La réflexion autour de la notion de " lieu culturel " pourrait offrir une base commune à ce référentiel.

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