Des espaces de travail pour qualifier les émergences

Intervention au colloque de la CRICA (Centre de Ressources des Initiatives Culturelles et artistiques)," Les musiques actuelles, l’émergence d’une reconnaissance " Strasbourg, 27/11/99
L'émergence décrit la capacité d’une forme à se renouveler elle-même, à se mouvoir dans des processus continuels. Il est très rare que ces processus soient mis en lumière. Nous nous heurtons à une contradiction puisque tout mouvement d’émergence cesse d’être une émergence lorsqu’elle est reconnue en tant que telle. Les formes ne sont pas prises dans un mouvement au sein d’un ensemble de processus, mais à travers quelques traits figés, dans ce qui peut être utile ou utilisable.

Or, c’est le mouvement qu’il est important de rendre visible, non la forme pour la forme que l’on se rassure à appeler " classique ", " traditionnelle ", " actuelle ", " contemporaine ", " écrite ", " orale ", " métisse ", " urbaine "… Les formes ne sont intéressantes que dans le mouvement de la vie qui cherche à les dépasser. La seule façon de décrire une forme est de capter son mouvement, la seule façon de restaurer un sens au mot populaire est de laisser libre les processus travaillés sur les formes. Seuls des espaces particuliers construisant un cadre de description de l’intérieur même des situations (exemple de l'atelier-résidence) sont susceptibles de mettre en valeur (évaluer) la qualité de ce travail sur les formes à travers les processus de sensibilisation, transmission, création, diffusion.

    1. assignations esthétiques et émergences
    2. Entre apologie de la nouveauté et folklorisme, les émergences sont rarement prises comme outil de compréhension de ce que seraient aujourd'hui les formes populaires dans leur développement social ou artistique. Quand elles sont confondues avec les " tendances ", la nouveauté ou la mise en visibilité médiatique, la critique esthétique prend alors un tour particulier. Elle ne décrit plus une relation originale entre œuvres, artistes et publics, un mode de connaissance entre le sensible et l’intelligible, elle sert avant tout à confirmer un discours sur la réalité. Figées dans un sens, les formes sont statufiées, muséïfiées, exposées, grâce au contrôle des critères de jugement, des moyens de formation, de production, de réception… en l’absence de réelle évaluation

      Que reste-t-il du mystère, de l’énigme, de cette absence qui nous renvoie à notre présence au monde ? Les modèles d’interprétation cadrent les situations et leur attribuent un sens. Se dégager du sens attribué, c’est dire que la réponse est ailleurs, c’est parler de cette énigme, une autre façon d’aborder l’œuvre et d’interroger nos représentations sur le monde.

      Mais, en l'absence de nouveau référentiel, confrontation des points de vue des différents professionnels ou acteurs de la vie sociale et culturelle susceptibles de qualifier aujourd'hui ce qui se passe, nous assistons à une instrumentalisation du mouvement des formes.

      Pour la forme hip-hop, une première visibilité est déterminée par le maillage des structures sociales de proximité et c'est avant tout un discours socialisateur que nous entendons. Les émergences deviennent un instrument au service de l'insertion et de l'intégration. Si l'on ne peut pas nier des conséquences sociales positives, une reconnaissance publique uniquement sous cet angle favorise une assignation à une appartenance territoriale, ethnique ou socioculturelle. Le hip-hop devient l’émergence des quartiers, et l'esthétique une explication oscillant entre misérabiliste et populiste.

      De l’autre côté du spectre de la reconnaissance, toujours en l'absence de référentiel, la visibilité est dictée par les lois du marché. L'esthétique participe à la construction de sphères stylistiques par vagues exotiques. Le rap côtoie la musique latino-américaine dans un nivellement mondial gommant toute altérité et véritable rencontre productrice de sens. Cette assignation de l’industrie culturelle est souvent réduite à l'économie du disque où l’émergence est confondue avec les supports d’enregistrement et de diffusion. Cependant le même questionnement est valable pour les spectacles vivant comme la danse.

      Entre ces différents types d’assignation, il ne reste plus beaucoup d’espace libre pour un travail sur les formes. La construction esthétique de la réalité a toujours été un enjeu. Elle induit les modes de connaissance du monde contemporain. La mise en visibilité des processus assistant les émergences pose des enjeux en terme de formation, production, réception.

      Créer des espaces d’accompagnement des émergences, être dans le mouvement même qui les constitue, exigerait la sortie des cadres institués des milieux de la culture d’un côté, du champ social de l’autre.

      Beaucoup de situations créées par les acteurs qui accompagnent les émergences ne sont pas visibles parce qu’il n’y a pas de place sur l’échiquier géoinstitutionnel pour un espace d’accompagnement des processus, aussi bien ceux de la recherche que des émergences. Il n’y a pas d’espace pour exercer de nouveaux critères de jugement.

    3. expérimentation, Le projet " rap en Seine 93 "

Face à ce constat, le projet " rap en Seine 93 " que nous menons avec l’association Villes et Miroirs de Villes à Saint-Denis cherche à créer un espace de qualification des émergences. Il se développera tout au long de l’an 2000. C’est une action travaillant sur les questions soulevées précédemment en prenant en compte dans sa globalité le développement d’une forme populaire (dimension historique et patrimoniale sur le département de la Seine-Saint-Denis, pôle d’information et de ressource en réseau, résidence artistique, sensibilisation au métier de la musique, recherche action).

C’est une expérimentation dans le sens où l’action mise en place vise à répondre à des hypothèses de travail. Cela permet d’intégrer la dimension de la recherche de la conception à la réalisation, ouvrant un espace qualifié d’accompagnement des émergences. Une collaboration de ce type entre opérateur et chercheur est suffisamment rare pour que nous nous permettions de la souligner.

Il s’agit de créer durant une année un espace de travail sur les formes, essentiellement le rap. L’axe principal est constitué par l’accueil en résidence de quatre jeunes groupes désireux d’approfondir une démarche créative et participer à l’ensemble du projet. Une convention est signée, engageant mutuellement les différents acteurs du projet.

A travers le projet nous essayons donc de confirmer deux propositions principales :

    1. L’émergence est la capacité d’une forme à se renouveler indépendamment des conditions de mise en visibilité.
    2. En dehors de toute assignation esthétique et pressions économiques ou institutionnelles extérieures, il s’agit à la fois d’offrir les conditions de travail professionnelles aux groupes accueillis en résidence (lieu de répétition et d’enregistrement, soutien technique, etc.) tout en respectant le développement propre à une forme populaire (globalité d’un mouvement).

      La plupart des lieux culturels " consacrés " se spécialisent dans une fonction (diffusion pour les scènes des musiques actuelles, transmission pour les écoles de musique, etc.). Cette dérive, lorsqu’elle se produit, est due au fait que la définition de l’activité est exogène à la situation créée par l’activité. Nous cherchons à travailler sur la globalité des processus (sensibilisation, transmission, création, diffusion), seule manière à notre avis de mener de front cette double exigence, professionnelle et populaire.

      Nous pouvons ainsi réintroduire la dimension populaire dans un fil historique qui ne sépare pas tradition et innovation où l'innovation est la capacité de la tradition à se renouveler pour répondre à l'environnement et aux besoins contemporains.

    3. La mise en visibilité des processus menant à l’émergence en dehors d’une assignation esthétique peut contribuer à une connaissance partagée.

Voir, c’est aussi reconnaître. Une situation devient visible lorsque nous nous accordons sur un cadre commun de description et un sens partagé de la situation. La visibilité est de l’ordre d’une mise en sens. Il est nécessaire de sortir d’un contexte, déconstruire les cadres pour qu’émerge un sens qui ne peut pas être attribué d’avance. Le cadre de la situation n’est pas prédéterminé mais se définit de l’intérieur même d’une mise en relation entre les différents protagonistes de la situation.

La recherche représente cette mise en mouvement d’une pensée collective et réflexive où  le chercheur est l’un des acteurs de la situation au même titre que les autres. La connaissance issue de ce travail n’est pas extirpée de son contexte pour renforcer un quelconque pouvoir sur la réalité, elle est directement redistribuée pour constituer un champ d’expérience et de nouveaux outils au service des pratiques.

Ainsi la mise en place de modules de formation en direction des acteurs du champ social et culturel ne sera pas déconnectée du travail d’expérimentation. De même, la constitution d’un pôle de ressource, dépasse la simple capitalisation ou échange de savoir pour constituer lui-même un champ d’expérience. La création d’un site internet (www.multimania.com/odysseesonore/) fait partie des outils au service de ce projet.

En résumé, il s’agit de réinterroger les enjeux autour de la formation (cadre d’expérience et validation des acquis), de la production (rapport au travail sur la matière et les formes), de la réception (référentiel de jugement esthétique).

 

Hugues Bazin, chercheur en sciences sociales. Hbazin@club-internet.fr

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